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Sous le choc de la pénible nouvelle de la disparition de Jean Rouch: quelques souvenirs

 

 

Paris, du jeudi 18 février au Vendredi 5 mars 2004

 

par Laury Granier.

 

J'ai appris la mort de Jean Rouch, mon ami, tout à l'heure. Je m'étais allongé un instant pour me reposer et j'ai allumé Euronews après avoir fait chauffé un bol de thé. Il était 19 heures. A peine la télé allumée, une photographie d'un portrait de Jean est apparue sur l'écran et j'ai entendu alors un commentaire incroyable, un commentaire que je n'ai pas voulu croire, tant j'ai l'habitude de me méfier de la plupart des informations qui nous sont transmises, tant je ne veux toujours pas croire que l'on meurt sur cette planète, tant je suis persuadé que tous les morts ont toujours fait semblant de mourir autour de moi pour des raisons qu'ils sont peut-être seuls à connaître et que d'un seul coup ils réapparaîtront un jour tous en vie.

Car, depuis que je suis enfant, si je suis malheureusement persuadé que la Mort existe et qu'elle est utile en étant une notion centrale autour de laquelle s'est bâtie la création, je suis aussi convaincu que la mort a véritablement horreur d'elle même et qu'elle souhaiterait être aujourd'hui l'inverse d'elle-même: c'est à dire peut-être la résurrection. Mais pour cela il faudrait que les hommes veuillent bien enfin cesser de se comporter en êtres cruels et méchants, qu'ils arrêtent de tuer ou de jouer au plus malin, et surtout qu'ils cessent de se prendre pour des carnivores, des loups ou des lions en s'abaissant à manger des animaux innocents et/ou cessent aussi de manger des légumes-bulbes qui sont l'affaire de certains rongeurs mais pas des hommes. Car je ne sais pas pourquoi mais depuis mon enfance je suis convaincu qu'il n'y aurait pas de mort, ni même de vieillesse ou du moins qu'elle pourrait reculer beaucoup au point que nous pourrions tous devenir au moins cinq centenaires si la haine et le mensonge disparaissaient enfin d'un commun accord sur toute la planète car c'est visiblement la cause de tous nos véritables malheurs, la cause de tous nos chagrins, la cause de la persistance de la Mort. En fait, je suis persuadé aussi que la Mort pourrait même disparaître totalement si les hommes apprenaient enfin à respecter ce qui est vivant autour d'eux et à s'émerveiller car quelque chose me dit aujourd'hui que la Mort à force de frapper est lasse, vraiment très lasse car, en fait, elle est depuis toujours très amoureuse de la vie, infiniment amoureuse de la création, de Sa création, car nous sommes peut-être, d'une certaine façon tous les enfants de la mort.

Je suis donc persuadé que, d'une certaine manière, la résurrection est une chose possible et que Jean, avec qui je parlais souvent de cela au cours de nos petits-déjeuners réguliers, vient en fait de nous jouer un dernier tour dont il avait le secret et vient de faire semblant de quitter son corps si bien que nous sommes forcés d'y croire tous, comme s'il était l'un de ses personnages ayant improvisé une mort sous sa direction dans l'un de ses propres films toujours ancrés dans cette grande poésie qu'est souvent la réalité, pour qui sait l'admirer comme il le faisait. Je me souviens qu'il m'a dit un jour lorsque nous parlions de la Mort, de sa mort: "il doit y avoir beaucoup de monde au Paradis". Jean, pour moi, tu es sans doute aujourd'hui avec l'ensemble de toutes ces personnes, dont le nombre nous avait un peu effrayé lorsque nous l'avions évoqué ensemble au petit déjeuner, tant il doit être immense. J'espère que maintenant tu es véritablement heureux.

 

J'ai donc cru que c'était une très mauvaise blague que les journalistes venaient de me faire, de nous faire et je n'ai pas voulu croire que Jean avait pu avoir un accident de voiture.

 

Jean Rouch devait rentrer demain à Paris. Je me préparais à aller le retrouver comme d'habitude à l'un des petits déjeuners que nous partagions avec Jocelyne, sa femme, demain ou après demain, pour continuer aussi notre conversation téléphonique assez drôle d'il y a quatre jours, la veille de leur départ pour l'Afrique, pour 5 petites journées de voyages seulement. Ce n'était pas long, me suis-je dit. D'habitude il part beaucoup plus longtemps en Afrique.

 

J'ai pensé aussi qu'il me donnait ainsi le temps de me guérir de ma sale grippe grâce aux antibiotiques. Lorsqu'il m'a appelé j'ai supprimé le son de la télé car j'étais entrain de regarder La Nuit américaine de François Truffaut, film que j'ai toujours adoré et que je revois toujours avec plaisir. Mais je n'ai pas trouvé le moment de lui faire part de cette coïncidence. Jean Rouch étant considéré comme le précurseur et l'initiateur de la Nouvelle Vague. François Truffaut l'admirait beaucoup. Je crois aussi que Jean aimait beaucoup François Truffaut, car ils avaient compris, l'un et l'autre, ce que pouvait le cinéma.

 

Je me souviens maintenant qu'un matin nous avons parlé avec Jean de ces civilisations qui devaient forcément s'éteindre ou se fondre comme le font les fins des vagues les unes dans les autres. Et nous nous apercevions, comme dans les images d'une vidéo que j'ai réalisée sur une série de vagues au bord d'une plage à San Remo que j'ai montrée à Jean chez moi, que les vagues mourantes engendraient - dans le mouvement de recul (ou ressac) de la mer, après le galop ou l'intensité du mouvement de celles-ci et l'instant de calme qui suit la résolution sur les berges - cet au-delà d'elles-mêmes qu'elles cherchent à atteindre en provoquant alors les innombrables mouvements des fondus de toutes ces matières moléculaires d'eau qui ne sont qu'une seule eau, faite de multitudes de gouttes liées et soudées entre elles (mais pourtant toutes imperceptiblement différentes - dans cet étalement qui reflue soudain aspiré vers la nouvelle vague successive qui arrive au loin) et que cette vague ne meurt donc jamais tout à fait (comme les civilisations passées) et finalement ne disparaît pas - l'archéologie ou le cinéma témoignant que celles-ci (les civilisations en ruines) n'ont pas disparu et qu'une possible conservation, reconstruction, ou du moins restitution ou au mieux encore "résurrection" est possible de celles-ci, mais avec la force de la nouveauté et la richesse de l'invention de la vague montante. Ces ruines, ces images sont au moins quelques repères très précieux pour les constructions ou même pour les futurs voyages dans le temps, qui sait à venir ? (Ou déjà accomplis), mais qui existent déjà virtuellement par la possible réflexion qu'elles génèrent.

 

Je lui ai dit que j'étais content qu'il rentre dans cinq jours car cela devait m'offrir l'occasion d'une sortie, de quitter mon lit de grippé enfin guéri et d'aller au moins jusqu'au tabac de l'Observatoire où nous avions l'habitude de nous retrouver.

 

Je lui ai dit aussi que j'étais heureux de l'entendre car quelques minutes auparavant j'avais pensé, en regardant le film, que depuis que je le connaissais, j'avais fini par m'appeler un peu Laury Granier-Rouch ou Laury Rouch ou plus simplement Laurouch. Je crois que cela lui a fait un peu plaisir que je lui dise cela.

 

Mais en y repensant je suis convaincu qu'il s'agit d'une autre des mises en scène de Rouch que cette mort là, la sienne. Et je crois même me souvenir qu'il y a quelques mois il l'avait envisagée avec moi, un matin, au petit déjeuner, comme s'il savait depuis toujours comment il voudrait nous faire croire à sa sortie. Il m'avait dit qu'il envisageait un accident de voiture. Mais moi, si j'avais été d'accord sur le principe d'un accident qui ne ferait pas de victimes en dehors de lui et avec cette idée de mise en scène de sa propre mort qui me semblait alors un peu farfelue et surtout incroyable et un peu difficile à réaliser dans la réalité en dehors du cinéma car je ne pensais pas possible que sur un sujet pareil on parvienne réellement à faire ce qu'on prévoyait de faire, ne comprenant pas vraiment tout le sens qu'il voulait donner à cette mise en scène, j'espérais dans mon cœur que ce serait au moins dans très très longtemps. Car d'ailleurs, il me disait vouloir atteindre au moins les cent ans en suivant pour cela la trace de "son espérance de vie, Manuel de Oliveira", et de mon côté, j'espérais qu'il parviendrait peut-être à beaucoup plus et peut-être même à cent trente ans.

 

Jean était un metteur en scène plus que parfait et savait mieux que quiconque comment terminer un plan ou une séquence et a fortiori comment terminer un film. Il savait sans doute aussi comment il fallait quitter la scène car pour lui "un film se monte toujours par la fin", il se construit et se monte toujours par rapport à la dernière image. Peut-être avait-il construit sa vie par la fin aussi et en me disant ce jour-là qu'il souhaitait avoir un accident : était-il sûr alors que la vie, comme le cinéma, est une sorte de rêve éveillé individuel très original que l'on fait et que l'on regarde grâce à la caméra stéréoscopique de nos regards, et que l'on entend grâce au micro de nos oreilles, projetant ainsi dans la chambre de notre crâne, devenue une sorte de chambre universelle ou une sorte de salle de cinéma, les images et les sons de la réalité, en utilisant pour cela une caméra beaucoup plus géniale (c'est ce que nous disions) encore que les caméras en circulation, la caméra de nos propres yeux couplée avec le micro de nos oreilles et le haut-parleur de notre bouche qui nous sert à être aussi bien l'acteur (ou le simple figurant) croisant les rêves et les existences des autres) que le caméraman et l'ingénieur du son, le tout en même temps. Peut-être, nous disions-nous le matin en nous regardant les yeux dans les yeux, que l'image de ce que nous voyons va ailleurs et que nous sommes aussi les émetteurs de la réalité qui nous entoure, comme des centrales de télévision mais à 180° vers un monde qui, tout en nous laissant croire que nous sommes libres, nous gouverne d'une intelligence infiniment plus géniale que nous ne pouvons l'imaginer car il est, s'il existe, le produit de la somme de toutes les réflexions visuelles, sonores, olfactives et tactiles émises. Alors nous regardions passer les voitures sur le boulevard et nous étions sûr que nous étions déjà morts, ou en tout cas que l'instant précédent l'était, même s'il était gravé éternellement en l'un et en l'autre. Jean et moi avions en commun de savoir utiliser une caméra. Il m'avait offert l'une de ses premières caméras 16 mm, une Éclair. Et l'un comme l'autre nous nous sommes posés la question de l'image, la question de la trace et nous avons réfléchi sur les espaces temps des instants de temps "tannés" (instantanés), c'est à dire des temps perdus du passé heureusement enregistrés et conservés. Mais je dois dire ici que c'est grâce à Jean et à sa patience avec moi que j'ai pu retrouver ce que je pensais enfant du cinéma, de la télévision et de l'Art et réfléchir petit à petit de nouveau à tout cela.

 

Lorsqu'il m'a évoqué sa mort à venir, sans doute était-il au courant de la fin du film de sa vie. J'en suis maintenant persuadé, car Jean savait beaucoup de chose, y compris le nom de la mère de Dieu, qu'il taisait comme le plus grand des secrets du monde. Il disait que lui et quelques autres personnes étaient dans ce secret africain et que pour rien au monde il ne le dévoilerait. Et moi je lui demandais si cette mère n'était pas en même temps la fille de Dieu. Mais lui m'assurait que Dieu avait une mère, une mère qui n'était pas la Vierge Marie. Et moi d'être ahuri par cette nouvelle énigme!

 

A l'instant où j'ai appris la mort de Jean, j'avais réussi complètement à oublier que Jean m'avait parlé un jour de sa mort.  Je ne pouvais pas croire qu'un accident de voiture pouvait l'avoir tué car les voitures et Jean étaient très amis. Il aimait les voitures au point de désirer les voir être construites par des ouvriers enchantés et dansant dans une franche gaîté quotidienne. Il avait suggéré cela comme un mode d'emploi pour une civilisation industrielle idéale dans son merveilleux film Dionysos. Il pensait qu'il y avait une alternative aux méthodes inhumaines de notre industrie, en proposant une belle utopie à concrétiser un jour. Car le jour viendra sûrement où les ouvriers et les patrons s'entraideraient comme des frères et de véritables amis.

 

L'autre jour, Jocelyne et Jean m'ont appelé pour me dire qu'ils m'attendraient, dès leur retour du Niger, le matin, comme d'habitude, dans le petit café, tout près de chez eux. Depuis plus de trois semaines nous ne nous étions pas vus car Jean et Josse (il appelait ainsi sa moitié) étaient partis en voyage et j'avais eu de mon côté des horaires un peu loufoques, me couchant souvent à l'aube à cause de ce projet de film ou de pièce de théâtre que je traîne depuis des années. J'ai été très touché par cette dernière conversation et par le fait qu'ils avaient souhaité me parler et me dire au revoir avant leur départ.

 

Ici, au moment où j'inscris ces lignes, ma nièce Oriane qui a joué avec Jean, toute petite, dans le premier film La momie à mi-mots que j'ai produit et réalisé et qui est sorti en salle sonne à ma porte. Elle m'apporte un message de remerciement de mes parents à qui j'ai envoyé l'autre jour une orchidée pour la fête de la Saint-Valentin. La momie à mi-mots n'aurait pas vu le jour sans ma rencontre avec Jean. C'est aussi grâce à Jean Rouch que j'ai réalisé cette épopée de moyen-métrage, film qui est pourtant sorti en salle comme s'il était un long-métrage, que j'ai également présenté à New York à l'ONU et dans lequel ma nièce encore enfant joue un petit rôle au sommet de l'Observatoire de Paris.

 

J'ai donc cru bon de lui annoncer la nouvelle car je pensais que Jean l'avait marqué un peu comme un grand-oncle lointain dont elle entend régulièrement parler. Puis j'ai pensé qu'il fallait lui prêter Peau d'âne en Dvd, aussi parce que je m'en suis soudain voulu de lui apprendre la nouvelle de la disparition de mon ami et de la voir un peu gênée et attristée. Elle a quinze ans. Je lui ai dit que c'était vraiment stupide cette mort, car Jean était mon ami et qu'il avait de nombreux projets. Il préparait, entre autre un film, un nouveau cadeau pour nous tous et pour elle aussi, quand elle voudrait le voir. Je serais heureux que ma nièce croie encore à l'existence du "Père Noël" comme Jean Rouch et moi-même nous nous sommes efforcer de continuer à y croire, puisque nous étions convaincu que, par nos réalisations ou nos travaux quotidiens respectifs, en les proposant ou en les offrant aux autres, nous étions les assistants de ce merveilleux concept de "Père Noël". Puis j'ai vu s'éloigner ma nièce vers la porte d'entrée de l'immeuble: elle m'a dit aller rendre un Dvd au magasin de location. J'ai demandé le titre du film. Elle m'a dit qu'il s'appelait Friend: Ami.

 

Jean Rouch a été mon "ami".

 

Lors de cette dernière conversation téléphonique, nous avons aussi parlé des amis africains que Jean allait retrouver et j'ai fait rire Jean quand je lui ai dit que ses amis étaient "naturellement" drôles, qu'ils avaient naturellement le sens de l'humour et je pensais à Damouré, Lam et Talou, les trois complices de Jean tout au long de son œuvre cinématographique. Damouré était dans la voiture lorsqu'il y a eu l'accident. C'était son premier grand ami africain. Jean m'a dit qu'ils s'étaient connus en se défiant à la nage dans le grand fleuve Niger. Jean aimait nager au point qu'il allait encore récemment à la piscine, ce qui faisait l'admiration de tous, puisqu'il nageait encore à son âge!

A cet égard Jean a été très heureux d'apprendre et de lire le "pilote" de notre initiative qui m'a conduit à proposer au maire de Paris et au Président du Sénat de faire construire des piscines à ciel ouvert dans tous les jardins parisiens et en particulier au jardin du Luxembourg pour les inclure dans le programme de Paris-Plage, en permettant à tous les nageurs de bénéficier des pelouses des espaces verts de la capitale pour se sécher au soleil. L'entrée du jardin du Luxembourg ou même les éventuels petits bassins qui seraient enfouis profondément au milieu des allées de l'Observatoire, dans le prolongement de la fontaine Carpeaux étaient situés près de chez Jean, et il se réjouissait beaucoup à l'idée de pouvoir bientôt se baigner par beau temps. Je continue à l'espérer aussi d'autant que je viens d'avoir une réponse de la mairie de Paris qui me dit que le maire a pris bonne note de ma proposition. Bientôt nous allons nous-mêmes pouvoir peut-être en profiter avec tous nos amis du quartier puisque nous habitons à côté du Jardin du Luxembourg, théâtre de nombreuses opérations cinématographiques respectives. Jean avait même fait se tenir en équilibre un cycliste autour du grand bassin du Luxembourg, où il n'excluait pas qu'en tombant le personnage doive nager au milieu des bateaux (dans Dionysos). Le bassin étant devenu une sorte de piscine. Il savait que, depuis la momie à mi-mots, je me rends régulièrement au jardin pour le filmer sous toutes ses coutures, mais surtout comme le ferait un simple touriste étranger dans sa propre ville cherchant à la découvrir à chaque instant comme la première fois, ayant comme passion de faire des images en "amateur", (et Jean a toujours tenu profondément à cette notion essentielle d'"amateur", qu'il opposait avec joie, à cette sulfureuse notion de "professionnel" dont beaucoup trop se targuent de nos jours (pour faire augmenter les prix), car il estimait qu'il fallait avant tout "aimer" en "amateur" ce que l'on entreprend ou que l'on filme plutôt que de chercher à entreprendre ou à filmer quelque chose pour faire de l'argent. Cette notion allait de pair avec la notion de "plaisir". Sans plaisir et amour du travail, il n'y avait pas de salut. Il savait que depuis des années, j'ai ainsi patiemment recueilli en véritable "amateur", c'est à dire comme je faisais quand j'étais enfant avec mon appareil de photo, les innombrables et diverses facettes de ce jardin qui est devenu pour moi véritablement enchanté. Il souhaitait me voir terminer ce film et découvrir ce que je ferai  comme montage à partir des trois cents heures de rushs qui, au fil des années, se sont accumulées. Certains matins je venais le retrouver au petit déjeuner, avec ma moisson d'images fraîchement tournées, et bien que j’aie su qu'il n'aimait pas la vidéo, je parvenais à lui montrer certaines séquences sur la caméra elle-même, non sans avoir été traité de traître ou avoir perdu momentanément sa considération en ayant cédé ainsi, faute de moyens, et en croyant être plus libre, à la tentation de la vidéo numérique. Mais je voyais bien que Jean, tout en ayant raison de croire que les images provenant d'une pellicule cinématographique sont plus belles, plus précises et plus chaleureuses, n'était pas insensible à la "magie" de pouvoir presque aussitôt visionner les images mises en boîte sur la boîte elle-même. Pour lui, un film devait absolument être projeté en salle et il avait du mal à admettre que je persiste à faire de la vidéo faute de moyens. Pourtant il a accepté plusieurs fois que je présente, dans la grande salle Henri Langlois de la Cinémathèque française, quelques extraits de mes films vidéos en cours [et notamment, à mon retour de New York, mon "Hommage à Edison" extrait d'un film sur New York que j'ai tourné qu'il souhaitait que je monte] comme le film sur le jardin du Luxembourg et comme bien d'autres films en cours dont je lui avais montré, lorsque je le sentais possible, quelques extraits sur le poste de télévision. Mais, bien sûr, à chaque fois il me disait que c'était du véritable cinéma que je devais faire avec une vraie caméra et que je devais cesser de m'abaisser à faire de la vidéo. Il comprenait que, faute de moyens, je puisse, grâce à la vidéo, ne pas me sentir frustré et pour quelques sommes d'argent finalement assez modiques, je puisse me sentir libre de récolter et d'offrir à tout moment les images de mon choix, sans être ennuyé par les soucis financiers liés à la production. Il comprenait que, de cette manière, au moins je pouvais tourner en véritable "amateur" ce que m'offre cette réalité chaque fois que cela m'intéresse à l'affût du réel, comme un chasseur ou un prédateur pourrait l'être vis à vis d'une proie, mais avec le seul fusil véritablement digne des hommes, celui de la caméra qui, tout en mitraillant à 25 munitions d'images par seconde, au lieu de tuer ses proies, les capture vivantes sous forme d'images, proies de morceaux de réalité, recadrés en multiples instants, choisis dans le quotidien qui, si j'ose dire, est ainsi "gelé" ou "fossilisé" à jamais en s'imprimant sur la pellicule ou sur les bandes enregistrées, non pour attester de la mort de l'instant, oublié momifié mais pour attester de la réalité de l'éternité, ressuscitable à souhait. Au fil des ans Jean, qui au départ était vraiment très hostile à toute forme de vidéo, a changé à mon égard et s'est même montré enthousiaste au point d'avoir l'intelligence de privilégier toujours le contenu de mes images plutôt que les moyens utilisés pour les réaliser. En fait j'ai eu l'impression finalement que, comme moi, peu lui importait l'outil mais que le contenu de l'image et des sons devait être digne d'intérêt, si possible vrai et pur. Il savait que je comprenais qu'il lui était difficile d'admettre que l'on fasse aujourd'hui des films avec un matériel si léger et finalement aussi simplement, lui qui avait toute sa vie été un véritable Atlas, nous transportant tous à bord de ses innombrables caméras qu'il avait utilisées pour nous faire part de son monde. Et, bien sûr, c'est cette dimension "colossale", liée à la qualité du 16 mm, souvent tributaire du poids important des caméras, que Jean nous a offert, qui est peut-être la cause de sa déception à l'égard des réalisateurs utilisant la vidéo, comme si notre génération et la précédente avait renoncé à la qualité, à la belle image, à la possibilité de se faire plaisir tous ensemble devant un très grand écran: c'est à l'aune de ses continuels efforts de caméraman, qu'il minimisait toujours fort modestement d'ailleurs, qu'il faut que nous comprenions aujourd'hui qu'il a eu de véritables difficultés à admettre que l'on se contente de la médiocrité de l'image télévisuelle qui, en projection sur grand écran, le décevait toujours car elle est triste et souvent beaucoup plus froide qu'une image de cinéma sur pellicule (et il disait que "l'image de cinéma cela se touche"), au point qu'il ait souvent été dégoûté que les images dont le contenu lui importait n'aient pas eu la chance d'avoir été tournées par exemple avec les dernières caméras Aaton plus légères, qu'il a d'ailleurs contribué tout au long de sa carrière, en ingénieur qu'il était, à améliorer pour le plus grand bien de la profession cinématographique en testant, entre autres, la résistance de certains prototypes qui lui avaient été confiés sous les chaleurs africaines. Pourtant je le tenais au courant aussi de ce qui verra peut-être le jour: la Vidéo numérique en très haute définition dont j'avais vu des essais très intéressants et qui augure d'une réelle amélioration de l'image télévisuelle au point d'être presque aussi bonne, à la prise de vue, qu'une image de cinéma 35 mm.

 

C'est bien que Jean soit mort, là-bas, en Afrique devant son meilleur ami de toujours, son frère africain, Damouré, celui qui gère, entre autre, le dispensaire que Jane Rouch a fait construire pour soigner la population locale.

 

Jean est mort hier soir, peut-être pendant que je regardais l'émission Des racines et des ailes présentée par de Carolis sur la Sorbonne et sur nos quartiers parisiens respectifs, le 5ème et le 14ème, celui de Jean. Je sais que j'ai aussi pensé à Jean en voyant la grande salle de concert où les étudiants de l'orchestre de la Sorbonne répétaient du Mozart. Je me suis souvenu que Jean avait récemment tourné un film sur une pièce de théâtre, Les Perses d'Eschyle et que je m'étais rendu là-bas à son invitation, l'un des soirs où il avait dirigé les opérations. Ou peut-être est-il mort pendant que je regardais l'émission de Delarue, qui avait réuni, pour l'occasion, des femmes revendiquant d'être lesbiennes (comme si, hélas, un homme ou une femme pouvait correspondre à un mot, coller à une définition) dont l'une venait tout juste de devenir la seconde mère d'un petit garçon né quelques heures auparavant de sa compagne. J'étais un peu indigné que l'on cherche à se définir par rapport à des étiquettes, comme si on était homo, hétérosexuel ou lesbienne. Je ne comprends toujours pas pourquoi les hommes ont besoin de se définir, d'être un mot, une étiquette. Nous en parlions souvent avec Jean, qui grâce à son humour, réussissait toujours à nous faire rire car c'est ici sans doute la principale raison d'exister du théâtre et du cinéma que la croyance des hommes en une fonction définie ou en une seule religion, et c'est sans doute aussi la raison principale des drames de l'existence que de croire que nous sommes ceci ou cela, alors que nous sommes d'autres choses encore que ceci et cela ou que peut-être nous ferions bien d'être persuadés que nous ne savons pas encore tout de ce que nous sommes.

 

J'ai appris depuis par Philo Bregstein, un grand ami de Jean depuis très longtemps, ayant participé à de nombreux films de Jean (comme Enigma ou plus récemment Madame l'Eau par exemple) et ayant même tourné un film sur Jean en 1977, que "selon Françoise Foucault il est mort pendant que Moustafa Alssane conduisait dans la nuit. Il était accompagné par Damouré Zika et par sa femme Jocelyne, qui ont seulement été blessés légèrement. Jean est mort sur le coup, parce qu'ils ont heurté dans la nuit un camion parqué sur la route. Probablement un camion dont le chauffeur s'était endormi. Ils étaient au sud du Niger en train de visiter les lieux des Maîtres Fous. Jean est mort à 86 ans, comme s'il avait 30 ans, pendant un de ses innombrables voyages."

 

Comme je ne sais pas encore précisément l'heure de la mort de Jean, je me demande s'il n'est pas mort la nuit dernière alors que j'écrivais ici le monologue d'un personnage qui trouve des arguments pour convaincre un type de ne pas se suicider. J'ai entendu soudain un bruit étrange dans ma salle de bain-grenier, très encombrée, notamment d'une récente sculpture en plâtre que j'ai faite: un taureau supportant un œuf d'où sort un ange. J'avais cru entendre comme quelque chose qui était tombé et je suis aussitôt allé voir pour m'assurer que la statue n'était pas plus démolie qu'elle ne l'avait été depuis le dernier transport.

 

Je sais que j'ai pensé aussi, après m'être assis de nouveau devant l'ordinateur qu'il y avait comme une présence dans cette chambre. Il est vrai qu'il m'arrive quelque fois d'entendre des voix et je me dis alors que Jeanne d'Arc, c'était sûrement vrai. Je comprends alors aussi pourquoi Van Gogh s'est coupé l'oreille car certaines fois, certaines voix peuvent sembler si stupides, si minables, si misérables que, si on n'a pas assez d'humour ou qu'on l'a perdu ou même si l'on vient d'une famille trop puritaine ou trop croyante (comme celle d'où provenait Van Gogh dont le père était pasteur), on peut comprendre pourquoi il s'est coupé l'oreille. Ce n'était donc pas du tout de la folie mais il préférait dire, à la face du monde: "assez! Vous me blessez l'ouïe". Bien avant que le concept de "performance artistique" ne soit développé ou que l'on assiste à ces soi-disant « mises en sculpture » d'Orlan de son propre visage (qui n'ont pour moi aucun sens véritable et qui abuse les niais comme ceux qui cherchent à se tatouer ou à se modifier le visage pour mieux tromper les autres, alors que la modification et la métamorphose doivent venir de l'intérieur de l'être et répondre à une vraie nécessité intérieure au service de l'idée du bien, comme la métamorphose naturelle d'un petit enfant qui grandit, ou la transformation des cellules d'un fœtus en un bébé à naître). Van Gogh en se coupant l'oreille montrait à la face du monde qu'il préférait le martyre au mensonge, qu'il préférait la Vérité intérieure à la fausseté des mensonges qu'il entendait dans l'invisible autour de lui. Évidemment pour quelqu'un qui, comme lui, avait pris, plus que tout autre, conscience de la responsabilité et de la permanence de la trace de chacune des secondes de son existence, et surtout de celles qu'il utilisait comme peintre, c'est-à-dire en traducteur d'impressions des couleurs de la réalité à l'aide de pinceaux sur la toile, et qui avait poussé cette conscience de sa responsabilité au monde jusqu'à obtenir cette dextérité, cette précision, cette excellence de toucher dans sa peinture un peu comme le meilleur des violonistes solistes tziganes interprètes ou improvisateurs : se couper l'oreille, c'était accomplir un véritable acte d'artiste, un peu comme le Christ: en tout cas un acte de refus, un acte de résistance, dans tous les temps, à toutes les forces qui cherchent à salir l'idée du beau, l'idée du bien, l'idée du grand et de la noblesse, dont il avait réussi à comprendre certains des mécanismes à force de travail, de certitude dans sa foi en Dieu et dans le Christ. Van Gogh était très important pour Jean Rouch qui aimait la Hollande, région où était né cet immense peintre et où Jean était allé tourner une grande partie du film Madame l'Eau.

 

Grâce à ma rencontre avec Jean, j'ai finalement pris le parti de m'amuser un peu de toutes les vulgarités qui peuvent nous entourer ou que l'on peut entendre. Fort heureusement, s'il y a certaines voix qui peuvent être dangereuses et fausses, il y a aussi certaines voix qui sont vraies et belles et quelque fois elles se manifestent comme de petits  conseils providentiels.

 

Maintenant que j'analyse ce qui s'est passé, c'est comme si on avait pensé, en très haut lieu, aussi par délicatesse pour moi qui aimais Jean, et pour que l'amère pilule passe mieux, que ce serait bien que j'apprenne sa mort ces jours-ci, fort que je suis aussi en ce moment d'un certain nombre de mes résolutions positives et de l'écriture du monologue que mon personnage, un peu médecin sur les bords, exprime dans le scénario que j'écris en ce moment. En effet, hier soir, sous ma plume, ce personnage était absolument convaincu qu'il ne faut surtout pas se suicider et qu'il faut faire l'effort de poursuivre et survivre, malgré toute la tristesse que l'on éprouve, malgré l'existence de la méchanceté dans le monde, malgré la somme d'un certain nombre d'horreurs vraiment inadmissibles et de la triste existence de cette grande masse d'imbéciles, d'ignorants, d'ingrats souvent très vulgaires qu'il nous faut quelque fois croiser et peut-être aussi en étant, malgré tout, conscient de notre propre ignorance et parfois même de notre propre manque d'intelligence, celle-ci étant tributaire d'une énorme quantité de facteurs, qui doivent préexister et coexister et permettre qu'elle puisse fonctionner. Donc il peut arriver évidemment que ceux qui se croient les plus intelligents se trompent (Je sais hélas, trois fois hélas, que je fais peut-être parti de ces derniers et j'ai toujours beaucoup aimé quand Jean me disait que j'étais un "petit con").

 

Ce matin, à l'aube, lorsque j'étais fatigué de la troisième relecture de mon brouillon de texte et de mes nombreuses corrections, je me souviens avoir pensé un instant attendre jusqu'à 8 heures et demi ou 9 heures et ne pas me coucher, pour retrouver Jean au café comme je l'ai fait quelque fois par le passé à la suite d'une nuit blanche (puis j'ai réfléchi et j'ai pensé que je pouvais aller dormir, car Jean n'arriverait que demain matin). Ces petits-déjeuners étaient souvent intéressants aussi parce que j'étais assez fatigué et qu'il y avait un décalage entre les propos de Jean, qui venait de se réveiller, et moi qui n'avais pas dormi.

 

Au point où j'en suis de ce texte, il m'apparaît comme indispensable de reproduire ici les dernières phrases de mon écrit nocturne, car je suis sûr maintenant de ne pas avoir terminé cet écrit, comme cela, seulement par hasard la nuit dernière pendant laquelle Jean Rouch a quitté son corps:

 

"En tout cas, je suis maintenant à peu près certain que ce Paradis n'est pas accessible aux tueurs ni aux méchants d'aucune sorte, et je me demande s'il est accessible à ceux qui sont méchants envers eux-mêmes, au point de vouloir en finir, alors que tout est encore à reconstruire avec leur aide et leur courage et s'ils veulent bien y mettre un peu de bonne volonté. C'est un peu comme si, après la guerre de 39-45, tous les survivants avaient préféré se donner la mort dès qu'ils avaient pris connaissance de l'immensité de l'ignominie qu'ils avaient dû combattre et anéantir. Au lieu de cela, ils se sont tous retroussé les manches et ont fait vraiment un excellent travail dont nous bénéficions tous aujourd'hui. Ce serait vraiment triste de se suicider, alors que nous bénéficions enfin d'un grand confort, même s'il reste beaucoup à faire pour l'améliorer encore et le rendre accessible à la plupart des hommes, qui ne l'ont pas encore. C'est pour cela que je te dis cela, car je compte sur toi!" (Ici le personnage s'adresse à celui qui veut en finir).

 

C'est ainsi que j'ai achevé le monologue de ce personnage qui cherche à consoler un ami qui a fait une tentative de suicide.

 

C'est un peu à mes parents et à Jean que je pensais en écrivant ces lignes. Eux et leur génération se sont retroussé les manches, après cette saleté de seconde guerre mondiale et Jean, malgré le fait qu'il n'avait pas d'enfants, ne s'est pas découragé et a réalisé, pour nous tous, plus de 120 très beaux cadeaux sous la forme de films remarquables, qui nous permettent à tous de nous rapprocher un peu plus de la poésie quotidienne de l'Afrique. Il s'agit d'une série de "fenêtres", qu'il était parvenu à ouvrir, d'un immense château en construction: l'Afrique de son époque. Ces fenêtres sont maintenant accessibles par chacun de nous. Elles donnent sur des vues qui sont des trésors inépuisables. 

 

Jean Rouch n'est donc pas mort pour moi et ne mourra jamais, même si des petits montages et les petits sujets que j'ai regardés à la TV, aux informations, l'affirment et veulent nous le faire croire. J'ai bien sûr regardé chacune des informations, sur chaque chaîne, comme pour être sûr que Jean avait eu de l'importance pour tous autant que pour moi, pour être sûr qu'il était salué à sa juste valeur et qu’on lui rendait hommage: car pour moi il a sa place au Panthéon à la fois comme auteur, comme poète, comme comique, mais aussi conne ethnologue, enfin en tant qu'artiste humaniste. J'étais heureux de prendre ainsi connaissance des images choisies par les journalistes, images que je ne connaissais pas de Jean, et je me suis dit, après avoir pris connaissance de ces quelques instants de vie ressuscités par le truchement de l'outil télévisuel, que la caméra-stylo était le véritable outil salvateur de toute la mémoire de l'humanité.

 

En regardant chacune des chaînes, je voulais être sûr que l'on dirait du bien partout de mon ami, que ces « faux » bruits de sa mort se répandraient bien vite partout dans le monde entier mais que tous ses amis ainsi prévenus refuseraient, tout comme moi, de croire qu'il nous a quittés.

 

J'ai appelé Michèle à Strasbourg et j'ai pleuré. Michèle a su trouver les mots qu'il faut. Nous nous sommes souvenus de mes 40 ans fêtés à la Coupole avec Jean. Jean aimait beaucoup Michèle et Michèle beaucoup Jean. Elle fut sa partenaire dans mon film, La Momie à mi-mots, et fut très heureuse de lire la préface que j’ai demandé à Jean d’écrire pour le premier livre de ses poèmes que j’ai illustré, édité et imprimé moi-même. Il s’agit d’une édition d’art waterproof, plastifiée, pour être lue le cas échéant sous la pluie, sous sa douche ou au fond de la mer (à l’occasion de prises de vue sous-marines par exemple). Jean qui aimait beaucoup tous les poèmes de Michèle était impatient de découvrir l’exposition, prévue au centre Pompidou, de ce livre de poèmes accompagné du cd-rom que j’ai produit et réalisé, lui aussi consacré à la poésie de Michèle Finck et dans lequel de nombreuses photographies, des détails des enluminures du piano de Michèle que j’ai peint sont visibles, accompagnées par Mozart joué par le pianiste Murray Perrahia. Le piano, que j’ai ainsi recouvert de signes peints, doit lui aussi figurer dans cette exposition avec l’ensemble des « tableaux-partitions » qui doivent être présentés sur 40 autres pianos et nous espérions réaliser cette exposition à l’occasion de l’un des futurs anniversaires de l’architecte de Beaubourg, Renzo Piano, pour que cela ait un sens. Jean est souvent venu à la maison admirer ce piano pour écrire cette préface. Il avait découvert aussi quelques uns des tableaux-partitions que j’ai peints dans l’espoir qu’ils soient déchiffrés par des compositeurs et des musiciens pour faire improviser des chorégraphies, de la danse spontanée, que j’aimerais pouvoir filmer moi-même et qui naîtra ainsi de ponts invisibles entre la peinture, la musique, la poésie, dans le cadre d’une architecture toujours étonnante. Jean savait que ce qui m’intéresse, c’est la possibilité de créer une œuvre d’art totale à partir de nombreux éléments provenant de disciplines artistiques différentes qui, grâce à la mise en scène et au cinéma, peuvent créer du sens, créer de la beauté, voire nous émerveiller. Jean avait même caressé l’idée de réaliser lui-même un film sur mon travail de peintre et les diverses toiles-partitions et s’en était ouvert à Michèle.

 

Je veux croire encore que Jean Rouch rentrera bientôt et qu'il n'est pas mort du tout.

 

Je sais que nous lui devons tous beaucoup. C'est grâce à lui que, lorsque je croise un noir, lorsque je lui parle, je me dis que je suis moi-même aussi un noir, si par malheur je devais croire que je suis seulement un blanc. Et je veux dire par là que je crois avoir compris un peu ce qu'a signifié, pour l'histoire du peuple noir, être opprimé, se sentir opprimé. Je pense que nous ne pouvons vivre aujourd'hui qu'en pensant que nous sommes tous noirs, que tous nous sommes tous les autres. Jean m'a souvent rappelé aussi que la plupart des pharaons de l’ancienne Egypte avaient été des noirs, lui qui s'est posé la question de la "pyramide humaine". Je me souviens de mon premier contact avec Jean, au Musée de l'Homme, il y a vingt ans, j'étais alors pigiste et je devais faire une interview de Jean pour un mensuel Latitudes, une revue ouverte sur les autres peuples. J’étais venu avec une caméra VHS d'amateur pour l'enregistrer. Le titre que j'avais donné alors devait être Jean Rouch, le "damier" à carreaux noirs et blancs. J'étais alors étudiant en cinéma. Je ne savais pas que plusieurs années après, je retrouverais Jean et que, plus tard encore, je l'aurais comme président de jury de ma thèse, dans l'entreprise de laquelle il m'a beaucoup soutenu.

 

Je suis triste parce que il n'y aura plus de petits déjeuners, plus de discussions, plus de rires le matin, ce qui nous encourageait souvent pour toute la journée. Je suis très triste aussi car Jean lisait ce que j'écrivais et avait la gentillesse d'en parler avec moi.

 

L'autre jour, au téléphone, il a même pensé au sujet de ma future thèse d'habilitation. Je ne sais pas comment il pouvait savoir que je voulais en faire une. Il a insinué quelque chose dans ce sens, et j'ai pensé en parler avec lui à son retour. J'ai pensé aussi qu'il aurait pu de nouveau présider mon Jury pour cette nouvelle thèse comme pour la précédente.

 

Je lui ai dit que j'avais travaillé à ce qui sera peut-être mon prochain film et il m'a dit de façon amicale: "tu sais, je peux t'avoir une avance sur Recettes, car je suis là-bas très bien vu et ils feront ce que je veux". (Ce mot de "là-bas" résonne aujourd'hui pour moi autrement). Alors je lui ai dit, comme pour lui montrer que mon projet était solide et qu'il pouvait avoir confiance, que j'avais déjà écrit cinq cents pages, mais que je devais y mettre encore de l'ordre. Que c'étaient là quelques idées comme base de réflexion pour un film à venir. Un work in progress comme il aimait à considérer justement toutes les tentatives de réalisation, dans tous les domaines de l'esprit que les hommes depuis des siècles se sont essayés à entreprendre. Jean avait souvent le même verdict, qu'il lançait: "Peut mieux faire", pour éviter que l'on s'endorme sur ses lauriers. Et il m'a dit que c'était beaucoup trop, cinq cents pages, qu'un résumé de deux pages seulement suffirait pour que j'obtienne les moyens de tourner mon projet. En y repensant, je suis très fier que Jean ait pu me dire cela, car je connais sa très grande rigueur, lui qui prenait toujours en exemple le grand Jacques Tati qui avait été son ami et qu'il admirait beaucoup, aussi parce que Tati, une fois le film sorti en salle, retravaillait le montage en fonction des réactions du public, qu'il allait observer incognito et dans le souci constant d'améliorer les versions successives de ses films en exigeant toujours plus de rigueur.

Je crois donc que c'est ici une preuve de grande confiance de la part de Jean envers moi, à l'égard de mon projet. J'espérais lui lire à son retour quelques unes des premières pages du dialogue, déjà écrites, et que j'aurais eu le temps de peaufiner pendant son absence: cela un peu de la même façon qu'il y a quatorze ans, au début de cette sorte de chimère que fut la réalisation de la momie à mi-mots. Je l'avais alors tenu en permanence au courant de l'évolution des diverses écritures du scénario de ce film, en bénéficiant aussi de ses nombreux conseils. Il me reprochait parfois alors de vouloir trop prévoir, de ne pas laisser assez de place au hasard, à l'improvisation, d'avoir été jusqu'à faire dessiner un story board. Pour lui, un film cela devait s'improviser avec des acteurs et des amis. Comme il avait été le Président de la Cinémathèque française, il me parlait de Charlie Chaplin, qui avait été aussi son ami comme Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque, dont il avait su conserver religieusement la mémoire et qu'il considérait comme un bienfaiteur de l'humanité, sentiment que je partage. Il pensait qu'un film, à force d'improvisations et d'ouvertures aux surprises de la réalité, pouvait souvent s'améliorer à chaque nouvelle prise. Je sais aussi que Jean conservait souvent la première prise, souvent la meilleure, car c'était le direct, le spontané, la sincérité, la vérité de l'instant et de l'improvisation qui l'intéressaient. Cette première prise était exécutée grâce à sa main et à son œil de maître, même si la caméra n'était pas toujours en parfait équilibre, puisqu'il la portait quasiment toujours à l'épaule et qu'il devenait ce ciné-œil, cette ciné-transe dont il a beaucoup parlé. Il était un des premiers a avoir compris la chance de bénéficier de ce qu'il appelait la caméra-stylo, même si ce stylo était lourd à porter, mais bien sûr, étant une force de la nature et le très grand sportif que l'on sait, il me faisait croire qu'elle ne lui avait jamais pesé et que cela avait toujours été un plaisir que de choisir toutes ses images et de les cadrer pour nous. Dans ses mises en scène, il se laissait traverser par des "trouvailles" de dernières minutes, un peu "sans trop chercher, mais en trouvant toujours", bien sûr car "toujours inspiré".

 

Néanmoins, au cours de notre dernière conversation téléphonique, j'ai pu lui dire que je le remerciais d'avoir un jour parlé de la question des droits d'auteurs comme il l'avait fait au cours de l'un des petits-déjeuners déjà lointains, où il m'avait rendu sensible au fait que tout, décors, personnages, figurants, paysages étaient les véritables auteurs de ses films et que le cinéaste, le réalisateur était l'un des auteurs seulement et non "l'auteur" au sens juridique de ce terme. Il m'avait dit que c'était l'une des raisons pour lesquelles il avait fondé Dalarouta (mot forgé à partir des noms propres de Damouré, Lam, Rouch et Talou, les principaux protagonistes des longs-métrages de certaines des aventures rouchiennes), la société qui se chargeait de reverser les droits équitablement entre tous les ayant droits. Et cette réflexion a germé en moi au point que je l'ai développée dans le sens d'une plus grande justice. Je suis convaincu en effet que c'est grâce à ce droit d'auteur enfin reconnu et admis par tous, que les choses finiront par s'arranger peut-être sur la terre. J'ai eu le temps de lui dire qu'à travers mon nouveau film l'un des personnages allait développer cette idée de droit d'un auteur et proposer des solutions en s'appuyant sur cette notion élargie. Les droits d'auteurs et les nouvelles technologies contemporaines seront salvateurs. Le cinéma, la vidéo sont des inventions salvatrices comme la musique, la peinture, l'architecture, la poésie, etc. Je lui ai dit que j'avais enfin compris son allusion à cette notion fondamentale de la nécessité de reconnaître pour tous, figurants comme acteurs, une notion élargie, « resémentisée » du droit d'auteur. Pour lui, je crois que cela allait de soi car il était naturellement reconnaissant aux décors, aux hasards, aux rencontres, mais ne voulait pas trop le faire savoir: à force de les redécouvrir au cours des innombrables heures de montage et, à force de les revoir projetés, les plantes et les animaux avaient eux aussi le droit de bénéficier d'un droit d'auteur, comme n'importe lequel des figurants ou comme n'importe lequel des acteurs d'un film et devaient donc recevoir une rémunération en proportion de leur rôle (même si la plupart du temps Jean Rouch faisait travailler les acteurs et les figurants gratuitement, entraînés par la force de son enthousiasme, ou par le désir de réaliser quelque chose qui serait pour tous un bon souvenir). Je suis donc convaincu  maintenant, en repensant à cette conversation, qu'il pensait que les animaux et les plantes avaient au moins le droit minimum de vivre en paix, dans la mesure où on les photographie et où on les filme, parce qu'il a laissé une trace de lui: il a offert aux hommes la possibilité que d'autres puissent se servir de cette image, de la valoriser dans un film, dans un livre, sur un tee-shirt ou par mille et une autres manières. Au cours de ces petits-déjeuners, nous pensions souvent et nous avons fini par en être totalement convaincus (moi surtout) que les hommes devront enfin choisir entre d'une part leur appétit d'images, leur faim de programmes télévisuels et d'autre part leur appétit inhumain et cruel, celui qui les a poussés à tuer des êtres vivants pour se repaître de viande, de poissons ou de plantes à bulbe et à racines, en les rendant ainsi indignes de l'Art véritable qui se fonde sur l'universalisme d'une action toujours bienfaisante et jamais nuisible envers n'importe qui et n'importe quoi et si possible souvent "exorciste", basée sur une notion clé: l'existence de la conscience et l'existence du cœur (qui sont peut-être les traits essentiels de cette différence que certains d'entre nous ont constatée entre l'existence des êtres humains et l'existence animale). Tous ces êtres différents, animaux, plantes ou arbres devraient disposer au moins du droit de vivre jusqu'au bout leur propre vie, librement, puisqu'ils sont souvent pris comme acteurs ou comme figurants des prises de vues de nos films. Or Jean, contrairement à moi qui suis d'une génération pour laquelle filmer et être filmé est quasiment devenu aussi naturel que manger, n'aimait pas que l'on "vole" des images, ou que l'on prenne des images, sans avoir l'autorisation des personnes concernées. Les arbres et les paysages laissent des traces, ils sont aussi de véritables auteurs, chacun d'eux, en particulier, puisque chacun d'eux a une forme, un caractère différent. Toutes les images qui s'appuient sur leur représentation sont proposées quotidiennement, sur toutes les chaînes de télévision du monde entier. Lorsqu'une forêt brûle quelque part, ce sont les auteurs de bien des moments agréables, de bien des moments qui seront aussi agréables pour d'autres spectateurs que nous dans les temps à venir, qui disparaissent ainsi brutalement. Ce sont là les originaux de toutes les reproductions d'art que certaines images photographiées, filmées et publiées sur nos chaînes de TV ou dans nos journaux, qui brûlent ou ont été ainsi tués. J'espérais que Jean partage l'idée que, pour le meurtre d'un arbre, le meurtre d'un mouton, d'un veau, ou d'un poisson il faudrait un jour, comme dans certains états indiens, rétablir des peines en rapport avec l'énormité de la faute commise, mais surtout parvenir à faire comprendre aux hommes qu'il est vital aujourd'hui de changer d'attitude. Si nous ne versons pas encore leurs droits d'auteur sous la forme d'argent à des organismes chargés d'entretenir les arbres, les animaux ou même les paysages de la terre, compte tenu du fait que chaque montagne, chaque forêt, chaque poisson, est aujourd'hui dans notre chambre par le biais de la communication télévisuelle, nous devrions au moins respecter la vie de tous ces figurants qui enjolivent notre passe temps favori: la contemplation des images. Ils laissent tous, montagnes, nuages, veaux, poules ou crevettes, les merveilleuses traces visuelles et sonores dont nous nous délectons quotidiennement, à 24 ou 25 images par seconde, par le biais de nos fenêtres vers l'ailleurs que sont les postes de télévision ou nos ordinateurs. Pour Jean, tous les détails qui composaient une image étaient finalement "auteurs" de l'image et participaient à sa composition, à sa construction, comme autrefois les couleurs différentes à la composition du tableau. Donc de véritables "auteurs" ou "figurants" à part entière. Ce sont aussi des "acteurs" qui nous parlent et cela sur tous les supports que nous utilisons et qui nous servent pour nos enregistrements, et en couleurs de surcroît! A l'époque des peintres de paysages, que Jean admirait tant (il avait lui-même voulu devenir peintre, comme l'un de ses oncles, et s'était essayé à la peinture de paysage, notamment en Grèce dans sa jeunesse, où il n'était pas peu fier qu'un touriste lui ait proposé de faire l'acquisition de la gouache d'un paysage qu'il terminait, et qu'il allait montrer plus tard à Salvator Dali installé au café du Dôme qui lui avait dit que c'était "pas mal" mais qu'il pouvait mieux faire), la nature, tous les animaux ayant offert gratuitement leurs présences par l'entremise des peintres, ancêtres des photographes et des documentaristes actuels, ne recevaient pas de rétribution, ni de boni, pour avoir offert l'image de leurs enveloppes charnelles à tous ces artistes qui la traduisaient en signe de couleur sur leurs toiles (et on sait aujourd'hui combien rapportent toutes ces images peintes aux organisateurs des grandes expositions de ces artistes qui ont participé par leur travaux à l'histoire de l'art) avec souvent en prime la patience des moines miniaturistes d'autan.

 

Or aujourd'hui, les animaux, les poissons et les paysages sont mitraillés à 25 images par seconde au moins, grâce à nos caméras, cadence d'image utilisée surtout quand on n’a pas recours au ralenti. Par conséquent, Jean Rouch et moi pensions que par extension, honnêtement, toutes les sociétés de télévision des nations du monde devraient payer un jour des droits d'auteurs à tous les figurants quels qu'ils soient, tant animal que végétal, ou du moins que l'on mette en œuvre un système juste en contrepartie des traces, véritables cadeaux dans nos enregistrements, de tous "les figurants" (au sens large de ce terme). Je me demandais, ce qui faisait rire Jean (qui avait été l'ami de Théodore Monod, végétarien notoire), certaines fois aussi comment le commandant Cousteau avait pu, de son vivant, manger du poisson alors que c'étaient tous les cousins vivants de ce poisson (martyre) cuisiné et servi dans son assiette qui avaient été à l'origine de son émerveillement face à la vie des mers, de ces multiples faunes aquatiques si vivantes, ce qui l'avait poussé, tout au long de sa vie à se battre pour défendre à chacune de ses expéditions toutes les mers du globes qu’il avait sillonnées en compagnie de sa caméra, en nous rendant conscients dès que possible, du devoir réel que nous avons de veiller à cesser de polluer ces immenses réserves d'eaux ou vivent nos cousins les êtres des mers, ce qui a d'ailleurs fait sa fortune et celle de ses enfants! Donc en compagnie de Jean (que je poussais dans ce sens) nous avons pu pressentir et espérer ensemble, la fin des bouchers, la fin des chasseurs et celle des pêcheurs, métiers qu'il considérait comme totalement impurs (il me l'a dit le jour où nous parlions de Touki Bouki, ce film de son ami africain Djibril Diop Mamberty, film qu'il avait beaucoup aimé et qui commence par une scène très violente tournée dans des abattoirs en Afrique). Pourtant nous savions l'un et l'autre que ce n'est pas dans l'avenir immédiat. En effet un combat est à mener internationalement sur la question du droit, pour qu'enfin on finisse par admettre partout l'existence de ce "droit d'auteur", avec la notion de droit de vie qui lui est indissociablement liée y compris pour les poissons dont la vie nous réjouit lorsque nous les voyons dans ces aquariums que sont les postes de télévision. J'amusais Jean en lui disant que l'homme ne pourrait plus se nourrir que de fruits, de légumes, de pâtes, de riz, de maïs, de glace et de pâtisseries, ce qui est, somme toute, largement suffisant et qui devrait permettre aux hommes, animés par le constant souci d'être en accord avec l'idée juste du Bien, de reconnaître et faire reconnaître partout enfin la Vérité: qu'en fait il y a vraiment une différence entre les hommes et les animaux et que cela tient à ce que l'homme refuse de se comporter en prédateur inique et cruel en les faisant souffrir, puisqu'il a choisi de chercher à se comporter finalement en véritable homme à l'écoute de son cœur et de sa conscience animée par le constant souci d'être juste. A l'heure de la mondialisation, je lui disais qu'autant qu'à l'Ouest nous cherchions à prendre exemple sur l'expérience en ce domaine des pays de l'Est lointain qui se sont montrés le plus civilisé en respectant l'homme autant que les animaux candides et en se comportant non pas en fauves mais en hommes véritables et quand je lui disais cela, je pensais notamment aux indiens et aux tibétains. Comme nous savions qu'une tendance naturelle de l'homme est celle de copier ou de singer les autres, ses voisins par exemple, autant prendre chez eux les coutumes vraiment originales qui font de nos voisins de véritables "résistants", des nobles et des saints, en les rendant véritablement grands car ils font preuve non seulement d'intelligence mais de bonté. Je disais à Jean que le salut de l'Occident viendrait de son orientation vers l'Orient. " L'Ouest c'est l'Est, L'Ouest céleste ou l'Ouest sera l'Est". Et bien sûr aussi je lui disais qu'en renonçant à la cruauté envers les animaux, les occidentaux permettraient enfin qu'on utilise les terres pour cultiver les denrées vraiment nécessaires à la faim dans le monde. Le salut de tous les hommes de la planète viendrait de cet acte de véritable générosité, sacrifier nos gourmandises individuelles pour enfin partager fruits et légumes, riz, blé ou autres denrées, mais non le sang. Si Jean me comprenait à cause de son ami Théodore Monod, il aimait m'écouter dire cela devant une bonne assiette d'huîtres dans un restaurant près des Invalides, dans lequel nous allions dîner. Je le regardais en savourant mon omelette au fromage.

Enfin les êtres humains devront être en permanence conscients de ce qu'ils doivent effectivement à tous les éléments constitutifs du/des décor(s) de leur vie, images virtuelles, possibles images, car, pour l'instant les victimes sont là, à chaque instant, dans les images quotidiennes de nos divertissements et n’ont rien reçu en dédommagement (même si fort heureusement nous n'assistons pas le plus souvent à leur mise à mort dans les abattoirs) et nous les voyons dans tous les petits détails de chacune des images de ces films que nous consommons quotidiennement. Bien sûr je disais à Jean que, par extension, cela s'appliquerait aussi un jour aux arbres (auteurs au moins de la forme d'eux-mêmes, grands plasticiens, merveilleuses présences poétiques), aux poissons et à tous les animaux (dont on reconnaîtrait enfin le droit intrinsèque de vivre au moins tranquillement, puisque non seulement ils ont la gentillesse de nous donner du lait, des œufs, mais aussi de la laine en échange d'une protection  que nous devrions leur offrir contre les loups, les lions ou les prédateurs (ce que nous ne sommes pas) mais aussi ils nous donnent depuis plus d'un siècle quelque chose d'extrêmement précieux et d'éternel, puisqu'en les observant à travers des films que nous réalisons nous avons aussi appris la nécessité de conserver leurs images, la trace de l'enveloppe charnelle d'eux-mêmes comme autrefois, avant l'invention du cinéma certains géologues avaient aussi conservé leurs traces en moulant celles-ci (ce pouvait être celles de certains animaux préhistoriques) pour les exposer dans nos musées et, bien avant, ils avaient déjà inspiré, dans des temps lointains, les premiers peintres, ceux des grottes préhistoriques comme celle de Lascaux.

 

Michèle vient de m'appeler et me dit que, demain, lendemain de l'annonce de la mort de Jean, elle fait cours sur la Mort dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke comme prévu depuis longtemps. On dirait que c'est une coïncidence, et je sais que Jean aimait les coïncidences que nous appelions "synchronicité", en termes cinématographiques (un son synchrone par exemple). Michèle me dit aussi que Jean a eu "une mort en accord avec sa propre vie", comme celle que souhaitait le poète. Elle m'explique que Rilke demande à Dieu que chaque homme puisse avoir une mort "propre" (au sens de personnel): "Ô Seigneur, donne à chacun sa propre mort" (Rilke). Peut-être Jean a-t-il eu cette mort "personnelle", originale revendiquée par le poète pour tous dans la mesure ou la mort de Jean causée par un accident est intervenue en Afrique dans cette immense mise en scène naturelle qu'est l'existence quotidienne, à bord d'une voiture, où personne d'autre que lui n'a heureusement trouvé la mort, en compagnie de ceux qu'il aimait le plus: sa femme (Jocelyne), son meilleur ami de ses débuts africains et cinématographiques (Damouré) et en compagnie d'un cinéaste ami, Moustafa Alssane, conduisant, (représentant ainsi, d'une certaine façon le cinéma africain en marche, au volant) ayant été ébloui par une voiture venant en sens inverse qui a un instant déporté la Mercédès dans laquelle ils voyageaient sur le côté où, malheureusement se trouvait garé un camion, tout feux éteints (le chauffeur étant endormi). Je reconnais ici la griffe élégante de Jean Rouch: c'est évidemment la plus élégante façon de partir en pensant aux autres, sans faire de victime, sur l'une des innombrables routes africaines qu'ils avaient maintes fois empruntées, comme le virtuose tzigane de la caméra qu'il était, alors qu'il roulait, paraît-il, vers un lieu très important pour lui, celui de l'un de ses films principaux Les Maîtres fous, le film qui l'avait lancé dans sa longue carrière de cinéaste et qui avait scandalisé son propre maître Marcel Griaule, (enterré lui aussi en Afrique).

 

Jean m'a souvent parlé de l'élégance qui est fondée sur la réflexion et sur la discrétion. Pour lui l'architecture de Paris, qu'il aimait énormément, est d'une très grande élégance et d'une très grande discrétion. "L'élégance, ça ne doit pas se voir" me répétait-il souvent. Et il me parlait aussi de l'élégance de grande Dame de la Tour Eiffel, dont il comprenait mieux que moi l'architecture car il avait été autrefois ingénieur des Ponts et Chaussées. Et lorsqu'il me parlait d'élégance je regardais évidemment comment il s'était habillé, ce matin-là, et mes yeux s'amusaient à passer de la couleur bleu roi de son écharpe en laine à la même couleur que je retrouvais sur ses chaussettes.

 

Au cours d'un petit déjeuner, Jean m'avait dit que "la mort, ça devait se mériter". On avait parlé de celle de Théodore Monod, son ami de toujours qui venait de partir. Je lui avais dit que je ne croyais pas que Théodore était mort, puisque j'avais cru le voir passer devant moi, à New York, un jour que je buvais du jus d'herbe de gazon dans un café végétarien. J'étais certain que c'était encore une fausse information et que l'ami de toujours n'était pas mort.  J'étais pourtant reparti chez moi en ruminant cette idée: "il faut mériter notre mort". Mais qu'est-ce que Jean a bien voulu dire?

 

Je me demande aujourd'hui pourquoi Jean a-t-il mérité de mourir hier soir et pourquoi il n'a pas attendu encore un peu avant de mourir. J'aurais bien aimé qu'il attende encore un peu et qu'il accepte de découvrir les cadeaux que j'essaie de mon côté de réaliser en échange de ceux que j'ai reçus quotidiennement de la part de tous. 

 

Mais il y a cinq jours, il m'a dit soudain au téléphone, de façon abrupte, que l'on devait cesser de se parler car on pourrait s'éterniser ainsi au téléphone toute l'après-midi. Je lui ai alors proposé de sortir de mon lit et de venir le voir au café car cela me ferait aussi du bien puisque depuis deux jours et demi j'étais cloîtré et coincé au lit avec une forte grippe. Il m'a dit que non, qu'il préférerait que nous reparlions de tout cela dans cinq jours et que, si je voulais faire une sortie pour ma santé, il suffisait que j'aille faire pipi au petit coin. Nous avons alors beaucoup ri.

 

Ce matin, il est 10 heures et demi, je vais aller à notre rendez-vous et à notre petit-déjeuner comme si de rien n'était: car Jean s'y trouve certainement déjà, il est sans doute rentré du Niger dans la nuit et nous avons encore beaucoup de chose à rire et à nous raconter tous les deux. Il m'attend.

 

Je suis rentré du petit-déjeuner. Avant d'atteindre le café, j'ai pris le quotidien gratuit Métro, distribué à l'entrée du RER à la station Port-Royal. J'ai traversé la rue et j'ai atteint la Closerie des Lilas, où nous avions déjeuné et fêté le mariage de Jean et Jocelyne, il y a plus d'un an. J'ai marché quelques pas sur le trottoir. Un trou était creusé à la pelle par deux noirs. J'ai pensé à Jean. Il y avait un long camion qui transportait deux arbres dont les racines étaient emmaillotées comme si elles avaient formé une sorte d'immense bulbe. Ils sont peut-être de la même espèce que ceux qui sont plantés le long du boulevard, mais en plus jeunes. J'ai pensé que Jean serait heureux de voir ces arbres, ce matin, dont l'un sera planté, pendant son petit-déjeuner, devant nous. Ce sera notre spectacle, un sujet de conversation qui va dans le sens de celui des coiffeurs pour arbres qui, l'automne dernier, nous avaient occupés une partie d'une matinée alors que nous regardions "couper les cheveux" de l'arbre situé devant nous: il y avait un homme, harnaché comme un alpiniste, qui coupait les extrémités des branches. Il y avait au dessous ceux qui ramassaient les branches et nous nous sommes dit, parce qu'il y avait une machine à broyer les branches d'arbres et à les réduire en confettis de bois, que grâce à ces coiffeurs pour arbres l'humanité était peut-être sauvée, dans la mesure où les hommes n'allaient plus avoir besoin de couper les arbres, à la racine. En effet avec la masse petits morceaux bois ainsi recueillis, il était possible d'agglomérer du bois pour fabriquer des planches. Nous étions aussi heureux car nous étions, grâce à ces coiffeurs pour arbres, dans un film de Jean Rouch, non en Afrique mais à Paris, faisant de l'ethnographie et de la sociologie tout en prophétisant l'avenir. Il s'agissait d'un métier typiquement parisien, ou que l'on peut trouver aujourd'hui dans les grandes villes développées, et je sais que Jean a toujours aimé observer tous les "petits" métiers en Afrique. Je me souviens ici du forgeron fabricant les flèches pour les chasseurs ou même des mineurs le saluant, nous saluant, avant que l'ascenseur ne les ait faits disparaître au fond de la mine. Nous avons admiré ce coupeur des extrémités des arbres et nous nous sommes aussi réjouis du titre du film que nous allions tourner, l'année prochaine, ensemble; ce serait assurément Coiffeurs d'arbres.  J'ai dit qu'il fallait généraliser ce métier de façon à ce que plus jamais on ne déracine un arbre, plus jamais on ne coupe un arbre. J'ai dit aussi que, si on avait cependant besoin d'une poutre ou d'une grosse masse de bois, il suffisait de couper une grande branche, sans couper le tronc, en lui redisant la phrase d'Abel Gance à laquelle j'avais souvent pensé pendant le montage de La momie à mi-mots: "Couper les plus belles branches d'un arbre pour que l'arbre puisse grandir encore plus haut". Et puis j'ai dit aussi qu'il était temps que tout ce qui était fabriqué en bois soit fait en aluminium ou en plastique ou en céramique. Nous étions contents car nous avions refait un peu le monde en sachant que grâce à ces "coiffeurs d'arbres", et à cette machine à broyer les "cheveux" des arbres, il pourrait y avoir toujours du papier blanc pour écrire ou éditer des livres, car nous avions cru un instant que, si on interdisait de couper les arbres sur la planète, il n'y aurait plus moyen de fabriquer du papier. Et puis nous nous sommes dit que si les hommes avaient besoin de déraciner un arbre il fallait qu'ils le replantent ailleurs et qu'il faudrait une loi pour interdire à tous les hommes de déraciner les arbres (nous pensions peut-être au Barone rampante (Le Baron perché) d'Italo Calvino). C'est alors que la question des sapins de Noël s'est posée. J'étais d'avis que ceux-ci viennent séjourner la semaine de Noël en ville mais à la condition absolue qu'ils soient replantés et soignés. Des arbres en vacances citadines, une fois l'an. C'était pareil pour les animaux des zoos ou les poissons des aquariums. Si Jean semblait d'accord avec moi sur le principe qu'il faudrait à moyen terme que tous les zoos et les aquariums disparaissent et que ces pratiques inhumaines non respectueuses de la liberté des autres espèces cessent enfin, je pensais qu'on pourrait, en attendant, au moins proposer qu'une loi oblige de créer un roulement pour tous les animaux ainsi enfermés abusivement,  avec si peu de respect de leur souffrance animale, avec cette cruauté. J'ai raconté à Jean ma visite au petit Zoo situé devant la gare d'Austerlitz, près de la galerie de l'Évolution. Je lui ai dit que j'étais convaincu que tous les animaux ainsi enfermés ne se laissaient pas mourir car ils espéraient encore être relâchés et que nous devions trouver un moyen pour cela. J'ai pensé aux interminables heures et à la patience d'archange des immenses tortues, enfermées en hibernation les unes près des autres dans un espace réduit. Je me suis dit que, si elles avaient eu le courage d'attendre ainsi de si nombreuses années en devenant pour certaines si énormes et peut-être que je vienne les observer, c'était assurément pour que quelqu'un comprenne enfin qu'elles étaient du moins prêtes à assurer un roulement, si les hommes persistaient à l'absurde croyance de la nécessité de la persistance des zoos malgré la fabuleuse invention de la télévision en couleur qui rend tous les fonds marins et tous animaux en liberté du monde proches de nous tous, accessibles et visibles de nos chambres respectives. Jean s'indignait secrètement de ce que les hommes n’aient pas encore compris cela: grâce à la caméra, grâce à la vidéo nous devions tous enfin comprendre qu'il y avait des choses que nous ne pouvions plus faire, comme par exemple de continuer à entretenir l'existence de ces prisons que sont les aquariums géants (ou même des bocaux) et que certains numéros de cirque puissent persister à être réalisés « sur le dos » des animaux, alors qu'ils ont été filmés des centaines de fois et que nous pouvons les voir à la télévision ou sur les écrans des cinémas. Pour Jean et pour moi, notre civilisation dispose d'assez d'images en couleurs, d'assez de films et de documentaires pour qu'enfin toutes ces pratiques d'un autre âge cessent, car un programme de cinéma ou un documentaire donnent à voir l’essentiel, s'ils sont bien faits, car, grâce au montage, on peut sélectionner les moments les plus intéressants, souvent même des moments uniques que l'on ne verra jamais derrière les barreaux d'une cage ou sur la piste d'un cirque. Le cinéma enregistre ces moments de vie primordiaux à retenir que l'on peut ressusciter éternellement.

 

Ce matin, j'ai traversé la rue et me suis rendu au café. Là ils étaient au courant et j'ai commandé un café et un croissant, celui de Jean. Puis j'ai pris le mien. Je me suis assis à ma place. Jean était assis à la sienne. J'ai ouvert le journal, je l'ai feuilleté jusqu'à ce que je trouve l'article où l'on annonçait sa disparition. J'ai alors montré à Jean le petit article en question qui faisait état de sa mort et lui et moi nous ne l'avons pas cru. Je lui ai montré cela comme j'avais souvent l'habitude de le faire en lui apportant les articles que je pouvais trouver sur son compte dans la presse. J'étais toujours étonné de voir l'extrême simplicité avec laquelle il accueillait ce qu'on disait de lui. Je me suis levé et j'ai dit à la patronne émue que j'allais revenir. Je suis parti dans l'idée de me rendre dans un magasin de fleurs que je connais qui se trouve boulevard Saint-Michel, avec l'intention d'acheter un vase d'orchidées. Je pensais que, comme moi, Jean n'aimait pas que l'on coupe les fleurs et qu'il préférait des films documentaires scientifiques sur elles (il était membre de l'association Jules Verne et s’y rendait chaque année pour découvrir les films scientifiques qui y sont projetés par son ami Jean-Michel Arnold).  Pourtant j'ai voulu fleurir cette "dernière" table de petit-déjeuner. Arrivé devant la statue du Maréchal Ney, j'ai vu une jeune dame, romanichelle, qui avait plein de bouquets de jonquilles dans les mains. J'y ai vu tout de suite un signe car Jean aimait les tziganes au point d'avoir épousé, en première noce, une femme liée à la communauté tzigane: Jane Rouch dont il m'a souvent parlé. J'ai trouvé assez facilement les deux euros que la jeune femme me demandait pour son bouquet et suis retourné au café non sans m'en être voulu d'avoir cédé à la tentation, un court instant, de négocier compte tenu d'une sale habitude que j'ai prise durant mon adolescence de toujours chercher à négocier au plus bas prix ce qui n'est pas vendu dans des magasins, car je sais que ces vendeurs improvisés n'ont pas les charges de ceux qui travaillent et sont établis d'une façon régulière. Oui, pour la première fois je m'en suis beaucoup voulu d'avoir cherché à marchander, comme si j'avais eu honte de ne pas reconnaître que cette gitane m'avait offert, en se déplaçant jusqu'à là pour vendre ce matin ces jonquilles, non seulement la possibilité d’accomplir une action qui avait un véritable sens ce matin (grâce à l'amour de Jean pour la communauté gitane), mais aussi parce que grâce à elle, cela m'évitait d'aller dans le froid jusqu'à la rue du Val de Grâce près de laquelle se trouve ce magasin d'orchidées et ensuite de revenir jusqu'au tabac de l'Observatoire. En me voyant rentrer dans le café avec mon bouquet à la main, la patronne a tout de suite compris qu'il me fallait au moins un verre d'eau pour ces fleurs. J'ai posé le bouquet sur la table. J'ai regardé l'arbre et les efforts du jeune noir qui s'aidait de la petite grue du camion pour soulever cet arbre et le planter. Cet arbre allait pousser juste devant la place à laquelle s'asseyait tous les matins Jean, dans l'axe du Maréchal Ney, et j'ai pensé à l'histoire que Jean me racontait souvent, celle de la mort du Maréchal Ney (autre mort "personnelle", très originale) : "Soldats, visez droit au cœur!" : le Maréchal Ney avait commandé lui-même au peloton d'exécution chargé de l'abattre. Voilà une mort admirable, me disait Jean. C'était, hélas, la mort décrétée par le roi pour ce fidèle de Napoléon! Jean trouvait que Ney, en commandant ainsi ses anciens soldats passés au roi à cause de la tournure des événements, accomplissait un très grand acte de bravoure.

Puis j'ai partagé le croissant de Jean, comme nous le faisions certaines fois, et je me suis dit qu'ainsi le garçon de café qui allait venir débarrasser se dirait qu'il devait sans doute attendre que Jean ait terminé le croissant entamé. Le café était toujours là. Il n'avait pas jugé bon de le boire. J'ai salué la patronne qui m'a fait un signe gentiment, je suis parti vers chez moi en laissant le journal ouvert à la page, pour que Jean puisse encore sourire en relisant l'annonce qui le concernait mais aussi pour le montrer à tout ceux qui devaient encore venir lui parler ce matin. En chemin, près du Bullier, (en face de la Closerie) il y avait une autre gitane qui proposait des bouquets de jonquilles. J'ai fouillé dans mes poches et rassemblé quelques pièces. J'ai dit à la dame que j'avais acheté tout à l'heure un bouquet en face, à sa camarade, mais que je n'avais plus que ces quelques pièces de monnaie. Elle a bien voulu me céder le bouquet à un prix inférieur au tarif: 75 centimes environ moins chers. Je suis revenu sur mes pas et je suis rentré dans l'immeuble de Jean. J'ai posé le petit bouquet sur la porte d'entrée de mon ami, située au rez-de-chaussée. Puis je suis reparti vers chez moi. En sortant de la maison, j'ai constaté que le jeune arbre était presque planté et j'ai pensé que Jean devait être content de voir cela, ce matin. Ce sera toujours pour moi l'arbre de Jean Rouch. Je suis repassé devant la sortie du RER, j'ai pris un autre numéro du quotidien proposé gratuitement et j'ai refusé au jeune homme romanichel son bouquet, en lui disant que j'en avait déjà acheté à ses copines, mais comme je n'avais plus les bouquets dans la mains, j'ai eu peur qu'il croie que je lui avais dit cela, pour me défiler, comme certaines personnes qui, pour se débarrasser d'un importun, n'hésitent pas à mentir. Mais j'ai vu qu'il me croyait et j'en ai été heureux.

 

Ce soir je suis allé chercher Michèle à la gare. J'ai acheté le Monde et Libé et toute la soirée nous avons lu, grâce à mon invention du bureau pour baignoires (le BB) - que j'espérais un jour offrir à Jean, une fois réalisé à un grand nombre d'exemplaires - les différents articles et notamment celui de Jacques Mandelbaum. Nous sommes heureux des articles que nous avons lus et qui montrent que tous aimaient Jean et sont tristes d'avoir perdu celui qui a ouvert (et ouvrira encore) d’innombrables yeux sur la réalité africaine de la seconde moitié du XXème siècle d'une façon si mémorable, si inattendue et sonnant si juste. Je suis aussi content du choix de la photographie en noir et blanc de Jean à l'intérieur du journal Libération: de face, une partie de la tête dans la lumière et une partie dans l'ombre rendant fort bien ainsi visible sur son visage même l'idée de "damiers noir et blanc". Puis j'ai vu l'admirable film de Tony Gattlif, Latcho drom, produit par la femme de Costa Gavras. Et j'ai encore pensé qu'il y avait synchronicité et d'une certaine façon hommage à Jean, mon ami artiste ayant aimé les Tziganes, gitan lui-même des régions africaines et "citoyen du monde" comme eux, découvreur et messager des nombreuses "différences" de nos "parents" africains (pour reprendre ici le titre de l'exposition Tous parents, tous différents que l'on pouvait découvrir en guise d'anti-chambre avant de le retrouver lui et Françoise Foucault au Comité du Film Ethnographique au Musée de l'Homme), à la recherche de la naturelle sensualité musicale et dansée de ceux qui ont été souvent à tort considérés comme peu importants, faibles, et opprimés. Il avait ce sens infini du rire, de "la poésie ininterrompue" de la réalité dans laquelle il vivait constamment, ayant réussi à vivre la réalité ne faisant qu'Une avec la fiction et le rêve, tout en nous offrant ces continuelles symphonies d'images qui l'attestent, grâce à son immense talent de virtuose soliste inspiré. Il maniait sa caméra stradivarius comme seuls certains musiciens tziganes improvisent sur leurs instruments. Dans le viseur de ses caméras étaient nos yeux à tous, témoins présents avec lui, sans même le savoir, comme les yeux des innombrables générations à venir, qu'il ouvrait ainsi, chaque fois qu'il déclenchait l'obturateur, de loin, avec l'air de rien, dès qu'il le jugeait utile pour notre éducation, pour notre divertissement, en véritable maître, poète et guide - car Jean Rouch n'était jamais seul pour toutes ses observations qu'il nous faisait partager. Il était toujours pluriel, avec nous, et ce sera ainsi pour toujours.

 

Le lendemain je me rends avec Michèle à l’exposition « Confucius » du Musée Guimet et nous découvrons qu’à la « mort » de celui que l’humanité a considéré depuis près de 2500 ans comme l’un des plus grands sages de l’histoire, voire même comme une sorte de saint, chaque disciple avait planté un arbre sur sa sépulture. Aussi je me suis empressé plus tard de montrer à Michèle le jeune arbre dont je parle ci-dessus, planté en ma présence devant le restaurant de la Closerie des Lilas, comme un signe le matin même où Jean avait rendez-vous avec moi pour prendre son petit-déjeuner, à son retour du Niger et où je me suis rendu malgré tout. Je dis à Michèle que peut-être un jour une fondation Jean Rouch existera, dont l’une des antennes sera installée en Afrique chez les Dogons. Dans cette fondation, comme dans les nombreux temples confucéens où l’on cultive la mémoire des paroles de sagesse de Confucius, les dogons pourront vénérer celui qui a su observer et immortaliser un grand nombre de leurs ancêtres quand ceux-ci, par exemple, dans des rituels extrêmement anciens, cherchaient à enchanter la Mort. Qui sait si cette antenne de la fondation Jean Rouch, peut-être consacrée elle aussi aux études ethnographiques et rouchiennes, permettra un jour aux touristes de l’avenir de découvrir, dans le village même aujourd’hui encore très éloigné de nous tous, qui est situé sous les falaises mythiques de Bandiagara, l’intégralité de l’œuvre de Jean Rouch, des films fenêtres piliers de l’édifice, là même où ils ont en partie été tournés, comme les touristes découvrent aujourd’hui par exemple, ce complexe de plus de six cents temples édifiés au cours des siècles en Chine et consacrés à Confucius, chacun d’eux relatant l’un des aspects originaux de ce maître incontournable et devenu essentiel pour notre apprentissage?

 

Paris, du jeudi 18 février au Vendredi 5 mars 2004

 

Laury Granier

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