" La momie à mi-mots": Un essai cinématographique.
Genèse d’un film.
III. 1. a. 4. b. La quatrième journée
Le rendez-vous était fixé au Bullier, la même base que le jour précédent.
Nous eûmes la joie de voir arriver, tirant sa charrette pleine de bateaux multicolores, madame Paudeau, qui avait accepté de me prêter pour le film les petits bateaux, qui d’habitudes naviguent dans le grand bassin octogonal du Luxembourg.
En plein croisement du boulevard du Montparnasse et du boulevard Saint-Michel, bondé de voitures, de camions et de cars, cette charrette tirée à la main et couverte de petits bateaux, avait quelque chose d’un tableau surréaliste. C’était un peu comme un voyage dans le temps, ou encore comme lorsque l’on croise, rue d’Assas, les poneys et les ânes qui, au milieu de la circulation citadine, rentrent à l’écurie en ralentissant tout le trafic à la nuit tombante. Ils reviennent après avoir transporté les enfants au Luxembourg et, en l’espace d’un moment, toute la rue marche à leur rythme et tous les véhicules, qui offrent un contraste frappant à cause de leur sophistication actuelle, ralentissent et roulent à leur pas.
La charrette de madame Paudeau, arrivant à la base du Bullier fut un moment semblable: toute la circulation roulait au pas d’homme, au pas de la cinquantaine de voiliers qu’elle transportait.
Cette journée était placée sous le double signe de l’enfance et de la guerre.
Plusieurs classes d’enfants de l’école alsacienne étaient venues pour participer au tournage.
Il s’agissait d’accueillir la nouvelle Carolyn, enfin ressuscitée. Chaque enfant devait tenir dans sa main un drapeau d’un pays ou d’une organisation internationale.
Cela tombait malheureusement bien, car c’est précisément ce jour-là de janvier 1991, que l’on discutait d’une possible intervention militaire dans la guerre du Golfe, au Koweit. J’essayais quant à moi de croire que tous les enfants réunis, en ce jour, pourraient éviter que le conflit soit réglé en répandant le sang des hommes. J’espérais que la scène que nous allions tourner dans l’après-midi contribuerait à permettre d’éviter le pire. Je caressais le rêve que cent cinquante bonnes intentions d’enfants pouvaient œuvrer pour une solution pacifique du conflit!
Dans la première séquence que nous avions à tourner, les enfants devaient arriver de tous les côtés de la fontaine, en même temps, pour saluer Carolyn dégagée de sa carcasse de momie. Mon idée était que Carolyn s’enchante et entraîne les enfants avec leurs drapeaux, la charrette des bateaux et des ballons multicolores gonflés à l’hélium, de l’autre côté de la fontaine, pour déposer, sur une sorte de radeau, les fleurs qu’elle avait reçues des mages en hommage.
Pour tourner l’arrivée des enfants, j’avais besoin de deux caméras, l’une placée au niveau des enfants (pour avoir leur point de vue), l’autre placée au sommet du Centre Régional des Oeuvres Universitaires et Sociales (C. R. O. U. S. ), l’un des sponsors du film.
Leur bâtiment, situé non loin de la fontaine, est assez haut et en le visitant pendant la préparation du tournage, j’avais, comme je l’ai dit, obtenu l’autorisation de placer une caméra sur la terrasse. Je souhaitais pour cette scène un plan comme celui du premier étage de la tour Eiffel: il fallait une plongée, quelque chose comme un regard divin, se penchant avec bienveillance sur la ronde d’enfants qui se formait autour de Carolyn. Celle-ci, un peu à la façon du Joueur de Flûte, mais dans une version excluant toute idée de vengeance, devait entraîner les enfants à travers les arbres, vers le bassin carré situé derrière la fontaine.
C’était une séquence difficile à tourner, car il faisait froid et il n’est pas aisé de diriger une bonne centaine d’enfants pour leur faire faire ce que l’on souhaite. La menace de la guerre fut un argument décisif pour eux. Je leur expliquais que, peut-être, par cette ronde et cette danse, on pourrait éviter le pire. Chaque enfant représentait le pays ou l’organisation dont il tenait le drapeau. Ensemble, avec tous ces petits ambassadeurs, ce jour-là, nous œuvrions pour la paix. Et ce jour-là, je veux toujours croire que nous avons réussi à éviter la guerre, même si je dois reconnaître qu’elle a éclaté la semaine suivante, en pleine nuit de tournage. Je raconterai plus tard comment lors de ma première nuit de tournage, nous eûmes à nous résoudre à accepter l’entrée en guerre de la France aux côtés des Américains.
L’aide des talkies me permit de tourner la scène. Je pouvais diriger du sol l’entrée en action de la caméra située sur le toit-terrasse. Je pouvais, d’en bas, donner exactement les limites du cadrage au cadreur placé au sommet de l’immeuble du C. R. O. U. S. .
Carolyn se faisait beaucoup de souci pour la santé des enfants qui ne lui semblaient pas assez couverts. J’avais exprimé le souhait qu’ils soient habillés avec beaucoup de couleurs différentes, et peut-être les parents avaient-ils pour cela sorti quelques vêtements colorés, habituellement destinés à les habiller dans des saisons plus chaudes. Carolyn réagissait en mère et s’inquiétait de tous les autres enfants, comme s’ils étaient les siens et cela me toucha beaucoup. Cela contribua aussi à créer entre eux une chaleur, une complicité indispensable à la scène. Je souhaitais que Carolyn soit à la fois comme la mère de ces enfants et comme une grande sœur et qu’elle déborde, elle aussi, d’une joie proche de celle des enfants: n’était-elle pas fraîchement ressuscitée? Je cherchais à créer, dans cet accord entre Carolyn, les enfants et les multiples fleurs qu’elle lançait en l’air, une atmosphère de jubilation enfantine.
Dans l’après-midi les enfants revinrent tous, et nous tournâmes la séquence des drapeaux et la fin du film, avec le cheval qui - coïncidence étrange en cette période de guerre - s’appelait Héra.
Il s’agissait d’un cheval blanc, différent de celui qui devait être Pégase et que je devais utiliser la semaine d’après. Il m’avait été prêté par un centre équestre et j’étais allé le choisir parmi une cinquantaine d’autres chevaux blancs, pendant les semaines de préparation. Oui! Héra (la déesse de la guerre, autre nom d’Athéna) était bien de mise ce jour-là et était nerveuse, comme si elle voulait vraiment partir en guerre. Pieric, le responsable de la jument, passait son temps à essayer de calmer sa nervosité. J’espérais qu’Héra comprendrait, en voyant ses congénères marins pacifiés dans le bronze de la fontaine, qu’il fallait calmer son ardeur et brouter comme un simple cheval. Je crois que ce petit tour dans le square Marco Polo, lui fit du bien car, à la fin de la journée, elle refusait de quitter le square. Elle refusait même de monter dans la petite remorque, tant et si bien que le propriétaire du manège dut venir lui-même, avec un camion prévu pour embarquer dix chevaux, pour la décider à rentrer à l’écurie. Je crois qu’Héra était tombée amoureuse de la fontaine, de la danse, de l’univers et de la terre, ainsi que de ses sages hippogriffes marins, et qu’elle voulait rester là, à rêver en leur compagnie, à refuser la guerre.
Pablo tournait la séquence au sommet d’une échelle, au-dessus de l’un des chevaux à queue de poisson. Il tenait la caméra de façon à cadrer toute la perspective du Luxembourg, l’axe du fameux méridien 140!
Il fallait qu’il y ait dans le cadre, au premier plan, un jet d’eau montant à l’assaut de la caméra. Et, bien sûr, Pablo ne devait pas être mouillé, ni mouiller l’objectif.
Pour cela, nous lui avons mis ses pieds et ses chaussures dans des sacs-poubelles bleus, car il devait traverser le bassin rempli d’eau, en se mouillant le moins possible et en n’attrapant pas froid. Je tenais l’autre caméra pour filmer, d’un autre axe, la suite de la danse de Carolyn et des enfants et leur arrivée autour du bassin carré.
Les enfants devaient jeter dans l’eau tous les drapeaux, dès que Carolyn aurait lancé le radeau chargé de fleurs.
Enfin, ils déposaient les bateaux et les dirigeaient vers le radeau de fleurs. Pour moi, c’était une séquence idéale et utopique: les enfants du monde entier renonçaient à leur nationalité, au profit de choses simples et partageables, les fleurs et les petits voiliers. Par cet acte, ils devenaient adultes. Ils pouvaient enfin partir vers l’amour représenté, peut-être, par la statue blanche recouverte du châle de Manille.
Héra se tenait à côté, blanche comme la statue, et on devait avoir l’impression qu’elle faisait partie du même bloc.
Sous la statue, Carolyn et les enfants étaient attendus par l’enfant métis, fils d’Anne-Laure et de Mael (les mages dans la séquence de la veille).
Celui-ci devait recevoir en don la baguette magique
et fermer la marche derrière la centaine d’enfants précédée de Carolyn, qui les entraînait vers l’avenir: c’était le plan de fin du film.
Oui, le métier commençait à entrer au terme des troisième et quatrième journées de tournage.
L’initiation des premiers jours avait été très dure, mais je croyais, maintenant, être capable de poursuivre le tournage dans le calme et l’enthousiasme que je ressentais dans l’équipe tout entière.
140 Voir partie consacrée au choix de l’observatoire comme lieu de tournage.