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" La momie à mi-mots": Un essai cinématographique. 

Genèse d’un film.

 

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III. 1. a. 5. La cinquième journée de tournage: confirmation d’un savoir-faire et adieux à Carolyn

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Le décor choisi pour cette ultime journée de tournage avec Carolyn, était un bac à sable pour enfants, situé dans un petit square du Champ de Mars. Carolyn devait incarner là le moment de la crise de la future momie, un moment très intense où elle devait agoniser. Je lui avais donné quelques repères pour son parcours: le début (elle devait commencer assise à la lisière d’un autre bac à sable et avoir des gestes saccadés, mais encore maîtrisés); le milieu (elle devait s’asseoir comme une petite fille sur un agrès pour enfant, une petite chaise montée sur un ressort: c’était là le début d’une régression); la fin (elle devait finir d’agoniser en position fœtale, dans le bac à sable, sous une sorte de navette spatiale pour enfants, dont les bords étaient des dauphins bleus, 

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non loin d’un grand paquebot pour enfants, qui portait le nom: "Le Liberté"). 

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Entre ces repères, Carolyn était libre d’inventer son propre parcours. L’essentiel était que sa chorégraphie porte à son maximum d’intensité la crise du corps et de l’identité, jusqu’à la mort. 

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Pour cela, je lui fis aussi écouter, dans une voiture où il y avait un appareil à cassettes, la musique de harpe que Margret Brill avait composée tout spécialement pour cette scène de perte de soi et d’agonie.

J’ai tenu à filmer moi-même ce long solo de mort de Carolyn et j’ai pris soin, pour la dernière partie, près du grand bateau, de mettre une deuxième caméra sur pied, pour pouvoir au montage changer de rythme, le cas échéant, et passer à l’immobilité qu’implique la mort.

La question centrale pour moi était la suivante: fallait-il que je filme, caméra épaule, en bougeant autour de Carolyn, comme si l’œil de la caméra était celui de multiples esprits tournoyant au-dessus d’elle, qui rampait dans le sable? Ou fallait-il au contraire laisser la caméra fixe, froide et distante, pour ainsi dire séparée du délire du personnage? Je choisis finalement la première solution, jusqu’à la fin, en prenant le soin de poser, en guise de sécurité, une caméra fixe.

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Là encore, il y a eu un accord profond entre Carolyn et moi: en particulier au moment où elle a pris sa tête dans ses mains, en frottant les lambeaux de toile orange, rouille et ocre, jusqu’à créer l’impression d’un grand incendie du crâne, qui m’a donné des frissons de bonheur alors que je filmais. 

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Surtout, à chaque nouvelle prise, je sentais que la symbiose entre nous s’intensifiait. Je devançais presque les intentions de Carolyn et me plaçais, toujours mieux, pour les recueillir dans la caméra 141. Je fus très vivement impressionné par sa façon d’interpréter la scène de mort. 

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Spasmodique, avec des mouvements de torsion cassés, son corps, comme un grand serpent meurtri, elle laissait sur le sable des traces chargées de souffrance, une spirale de douleur. J’ai filmé cette séquence (et d’autres encore) en utilisant les techniques de cinéma direct définies par Jean Rouch: "À tous les moments de l’élaboration d’un film de cinéma direct, ‘une ciné-attitude’ se manifeste. Contrairement aux films de fiction préparés sur papier, le cinéaste direct doit à tout moment être prêt à enregistrer les images et les sons les plus efficaces. Pour reprendre la technologie de Vertov lorsque je fais un film, je ‘ciné-vois’, en connaissant les limites de l’objectif et de la caméra; je ‘ciné-entends’ en connaissant les limites du microphone et du magnétophone; je ‘ciné-bouge’ pour aller chercher l’angle où effectuer le mouvement le plus adéquat; ‘je ciné-monte’, dès le tournage, en pensant au rapport des prises de vue les unes par rapport aux autres: en un mot, je ‘ciné-pense’"142 .

L’œil dans le viseur de la caméra, je compris à quel point j’avais bien fait de choisir une danseuse comme interprète. Seule une danseuse pouvait utiliser son corps tout entier comme un pinceau pour tracer dans l’espace un tableau d’agonie et de mort. Seule la danse pouvait prendre en charge ce jusqu’au-boutisme dans la crise du corps, que je cherchais à obtenir ici.

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Une surprise nous attendait à la fin de la dernière prise de cette scène. Une mélodie de piano bastringue signalait l’arrivée de Roland Godard. Celui-ci joua une musique d’adieu pour Carolyn et toute l’équipe fit fête autour de la musique et de Carolyn qui s’apprêtait à nous quitter. Un moment à l’unisson, emblématique de l’harmonie enfin tout à fait trouvée après la (si) difficile initiation des premiers jours. N’ayant pas pensé à offrir un bouquet de fleurs à Carolyn, qui partait déjà dans la Cx de mon assistante, j’arrachai quelques branches d’un arbuste et courrai rattraper le véhicule pour lui en faire hommage.

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La régisseuse avait apporté pour l’équipe un pique-nique copieux, préparé par le restaurant Le Loft

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Nous attendions Jean Rouch qui devait jouer dans la scène de l’après-midi, sous un soleil radieux. 

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Il s’agissait de tourner la séquence de la momification, en l’absence de Carolyn qui, ayant terminé sa scène de mort en se recouvrant tout le corps et le visage de son châle, pouvait être doublée par la stagiaire, Maria Ines Esperon, qui était de sa taille. 

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Pour la momification, j’avais obtenu de Louisina Beauté de nombreux rouleaux de coton de différentes tailles. 

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Il s’agissait de mettre en scène le rituel de momification, entre différents mages qui apparaissaient soudainement de différents endroits: Jean Rouch et Roland Godard, juchés sur la "navette spatiale" pour enfants montée sur d’énormes ressorts, 

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surgissaient pour emmailloter la morte, avec des ballots de coton et une couverture en laine de lama de couleurs naturelles (que j’avais rapportée du Pérou) et pour lui mettre le masque de Diablada, que Ma El, sorte de capitaine du paquebot, leur avait remis.

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 J’avais eu l’idée que le coton, utilisé pour la momification, serve aussi à figurer la fumée du paquebot. 

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Ma El, en de grands mouvements, attrapait la fumée de coton dans ses doigts et la donnait, sous la forme de ballots, aux deux mages. 

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Le caractère sacré de la momification (dont le rituel était entièrement inventé par moi) devait être souligné par la présence de Michel Deneuve, jouant de son instrument "le cristal", dont le grand panneau d’aluminium, en forme d’oreille, servait aussi à créer des images de reflets déformés de la momie. 

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Surgissait enfin Michèle Finck, la femme à la traîne de mots. Sa traîne était transformée par les mages en une grande voile hissée au-dessus de la momie, signe du voyage que la momie allait entreprendre, vers la mort. Le collier, talisman porté par ce mage-femme, était posé autour du cou de la momie pour la protéger au cours de son voyage.

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Enfin, la momie était mise sur un radeau et transportée par les mages, avec la grande voile flottante au-dessus d’eux puis placée devant le petit manège pour enfants du square. Ainsi, filmée de dos, la momie regardait le temps s’écouler dans la mort, en regardant tourner les chevaux de bois et les générations d’enfants.

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La difficulté de la mise en scène reposait sur le rythme à imprimer à ce rituel. J’avais placé deux caméras pour cette scène. L’une d’elles, située à la proue du paquebot, filmait en plongée la scène. L’autre filmait de face, sur pied, le rituel. C’était un samedi après-midi et le square était plein d’enfants à qui nous n’arrivions plus à interdire l’accès aux agrès. Cela provoqua une modification dans ma mise en scène. Je me dis qu’il fallait profiter de la présence de tous ces enfants, figurants inespérés. 

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C’est pourquoi je décidais, caméra à l’épaule, d’improviser toutes sortes de plans imprévus, qui incluaient ces nouveaux venus dans le rituel de momification. Une fois de plus mes improvisations provoquèrent le mécontentement d’une partie de l’équipe technique, à qui j’avais du mal à faire comprendre qu’une mise en scène n’est jamais entièrement réglée d’avance, mais doit être ouverte aux dons du hasard.

Comme nous n’avions pas réussi à terminer de tourner entièrement la scène à la nuit tombée, nous avons dû improviser un tournage pour le lendemain: un dimanche que j’avais pensé jour de repos. C’est ainsi que, pleine de bonne volonté, une partie de l’équipe s’est portée volontaire pour revenir tourner les plans manquants: essentiellement des plans d’inserts, à la fois pour la scène d’agonie de Carolyn et pour la fin du rituel de momification. Je me suis servi aussi d’une sculpture à base de clés, que j’avais faite, pour cette scène, avec une grande plaque d’aluminium empruntée aux frères Baschet. Mon idée était de remuer cette plaque et de filmer les reflets de ces clés déformées autour de la momie qui, elle aussi, semblait se mirer dans ce miroir déformant.

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141 J’ai découvert en filmant à l’épaule Carolyn Carlson le bien fondé de la remarque d’Annie Comolli à propos des documents filmés lors d’initiations ou d’apprentissages: "Nous avons découvert que des indices très ténus permettaient parfois au cinéaste de développer, lors de l’observation de ce type d’apprentissage, une sorte de prévision à court ou très court terme, de façon à anticiper très légèrement sur l’action qu’allaient accomplir les agents et à se trouver au bon endroit au moment opportun". Annie Comolli: Cinématographie des apprentissages Fondements et stratégies, éditions Arguments, 1995, page 24.

142 Jean Rouch, La notion de personne dans la transe in La transe et l’hypnose sous la direction de Didier Michaux, éditions Imago, 1995, p. 56-57.

 



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Révision : 11 avril 2003