Revue Udnie n°0
CLAUDE VIGEE:
LE FEU D'UNE NUIT D'HIVER
Même avant les premières grosses chutes de neige
se coagule partout le sang noir de la terre;
dans la lumière aveugle de la lune d'hiver
bientôt il va geler, la nuit, dans les hauteurs.
Sous l'afflux du sel vert
qui ronge la planète
la vie se dissout peu à peu dans l'hébétude:
ainsi vivaient les choses hors d'usage, autrefois,
au fond du grenier gris bourré de vieilleries.
Tout à coup le sentier s'est raccourci, qui mène
du galetas au cimetière.
Souvent les jeux devenaient passionnants, là-haut,
sous les toits vermoulus de la fabrique de draps.
Espérant un miracle, nous enfoncions nos doigts
dans l'engrenage rouillé de l'horloge murale;
nous tirions des deux mains sur le ressort cassé
du sommier, qui découpe en lambeaux bigarrés
l'étoffe lourde de taches du. matelas pourri.
Nous passions notre cou par les cadres géants
que peuplèrent, jadis, les portraits des grands-oncles;
et sous les nids épais des toiles d'araignées,
nous cherchions dans un coin les mannequins
sans têtes:
leurs bustes en carton tendus de satin blanc
ressuscitaient en nous, fantômes ressurgis
d'un monde abandonné, sépulcral et profond,
dès qu'il apparaissaient sous la clarté lunaire,
dans le miroir fêlé du buffet Louis Treize...
Barques noires coulées dans le déluge des ans,
les vieux bois de lit démontés
après la mort lointaine des grands-parents
traînent encore au fond du marais de poussière
où gisent oubliées, comme des orphelines,
- avant-bras rétrécis et jambes arrachées-,
des poupées de caoutchouc à la tête tranchée.
Par leurs bottes trouées glisse un seul orteil mauve;
les osselets des genoux brillent;
aiguilles de silex, dans la farine noire
à côté des copeaux d'omoplates, plus minces
que du papier à cigarette un peu flétri par l'âge:
poings de petites filles crispées sur leur néant.
Les pouces repliés sur les mitaines rouges,
huit doigts faits de bois mort gisant dans la froidure
sur le sol gras de suie aux planchers défoncés,
parmi les vieilles boîtes de conserves percées
qui remontent à l'avant-dernière guerre mondiale.
Leur col étroit bouché d'éclats de verre aigus
ou de cristaux de quartz qu'y oublia jadis
un notaire maniaque et grand collectionneur,
quelques bouteilles vertes
se dessèchent, d'ennui pleines jusqu'au goulot.
Sanglot rentré
chant du silence
ô sommeil enchanté du Mozart de l'enfance.
Une mandoline aux cordes rompues
s'accroche au mur
avec son ruban vert de soie qui s'effiloche.
Le petit violon gît délaissé
sur la malle d'osier couverte de poussière.
Par la fente du couvercle brisé
s'échappent les habits de carnaval anciens
que portèrent nos parents dans les bals d'avant-guerre:
pantalons d'arlequins aux losanges crevés,
culottes de marquis en velours bleu de roi,
coiffe de Bécassine tachée de moisissures.
Au ras du plancher s'ouvre
comme une oreille de caniche géante
le cornet d'un immémorial gramophone à cylindres.
On peut y lire, peint en majuscules rouges,
LA VOIX DE SON MAÎTRE
au-dessus d'un chien-loup allongé qui écoute...
Les armoires des mansardes sont remplies d'édredons,
les livres d'école vermoulus s'entassent
sous un angle du toit
ils sont en allemand biscornu du temps de
Guillaume Deux
comme les vieux cahiers d'écolier pieusement
conservés
couverts d'une large écriture gothique en pattes
d'araignée
sexta quinta quarta secunda prima peuplés
de perce-oreille
les carnets de l'oncle André qui s'est suicidé au gaz
à vingt-quatre ans
dans le bureau de l'usine de nuit
avec sa petite amie Line en 1919
quand il est rentré de Russie
après des mois au front, passée la bataille de Verdun...
Dans les poutres travaille la dent d'un ver de bois,
sur le dos des classeurs moisis
courent de petits insectes argentés
ils laissent tomber leurs écailles fines
entre les feuilles des factures impayées:
sur les enveloppes illisibles
j'arrachais les timbres brunâtres à l'effigie d'un roi
triste et barbu
Ludwig Kônig von Bayern, le dernier de la dynastie.
Bientôt les hirondelles reviendront
là-haut faire leur nid
dans le délaissement des choses immobiles, saisies
comme nous par le froid cassant de janvier
ou figées dans l'étouffement poudreux des canicules.
Sous les étoiles invisibles
dans la nuit des tuiles lourdes de suie
volettent les chauves-souris qui sifflent
à travers l'espace désert du toit
comme au fond d'un four noir
surchauffé par la mort.
Anonymes,
las petits bouleaux prisonniers
tremblent muets dans la forêt miraculeuse,
jusqu'aux plus hautes branches
courbées sous les chatons d'étoiles
que la hache du gel abat, en écorçant
l'aubier tendre du firmament.
L’air de l'hiver durcit dans le creux de la paume
comme la poudre d'or qui gerce les glacier.
Irradiant l'espace,
partout le clair de la lune fait jaillir hors des puits
la grande mort qui s'épanouit
dans le cirque du ciel nocturne:
à l'infini son œil vide scintille
sur d'antiques pats en ruines.
(extraits à paraître, Flammarion, 1998)