Revue Udnie n°0
ANDRÉ ROUVEYRE:
Textes choisis par Catherine COQUIO
La vie est une rébellion inutile de la matière contre les lois abstraites connues ou inconnues - ainsi on peut considérer l'attraction centrale de notre planète, son point central comme sa seule existence réelle - la propriété unique de ce point, summum de l'abstraction, et sa seule préoccupation réelle est d'attirer vers lui la matière, mais à mesure que se complique sa personnalité, d'abord pour la création des lois géométriques qui découlent de lui, ensuite par l'application de ces lois à la physique, et arrive à son apogée dans la conscience humaine; son Ame, son suprême et inutile désir d'expansion s'y révèle éloquent et terrible: le Vertige.
Dans ce mouvement circulaire où finalement il revient à lui-même, le point ne se forme pas une personnalité, il communique à la matière son empreinte éternelle d'abstraction.
Tout ce qui rompt l'aplomb humain, c'est-à-dire avec l'attraction centrale, l'éloigne de sa communication directe avec l'attraction centrale, l'éloigne de sa véritable existence, le rapproche de sa vie et finit par le tuer; par la nécessité de vie, l'homme est morbide - son existence réelle est indépendante de sa vie, elle réside dans la conscience de son abstraction: Philosophie, Poésie ou Religion. (...)
Nous annotons l'être humain, et par conséquent la morbidité qui jaillit de ses joies, autant que de ses larmes, nous en poursuivons la recherche et désirons en noter les manifestations. I1 ne peut être question, au sujet de nos dessins, d'attaques systématiques de la forme humaine, pour l'excellente raison que pour nous la forme n'existe pas ou plutôt n'est qu'un obstacle à la manifestation spirituelle de notre âme, obstacle que nous cherchons à écarter mais qui se défend avec une véhémence tragique, se contracte ou s'exalte. (...)
Chaque homme se livre en entier à un certain moment, justement lorsque son instinct principal s'exprime fortement. (...) Néanmoins il est des facteurs autres que les instincts ou la pensée pour donner à chaque homme un caractère de forme particulier: les conditions sociales de son existence, l'âge, les fatigues, les soucis qui ajoutent des détails précis, des rides, des cheveux qui poussent puis blanchissent, des affaissements partiels puis des fléchissements, des trous qui se creusent, toutes choses enfin qui forment cet extérieur précis où l'observateur peut appuyer sa documentation sur les différentes phases de la vie et déduire, par l'agencement qu'organise chaque homme de ces lierres qui l'enlisent, le soin qu'il prend à les éviter, de l'indifférence ou quelquefois de la curieuse attention qu'il prête lui-même à les voir naître et se transformer jusqu'à l'étouffement définitif de son être. (...)
La feuille de température d'un malade apparaît comme un admirable dessin et donne une forte émotion devant le magnifique rapport entre le sommet fiévreux et le froid définitif.
Toue ligne qui descend vers le centre de la terre est d'expression tragique, celle qui s'élève comique.(...)
Ceux qui s'écartent le plus de la physionomie moyenne sont de deux sortes: ceux que la nature ou les contractions dues au physique ont pourvus de déformations excessives, ou ceux chez qui la pensée ou l'esprit a enlevé aux détails de la physionomie toute leur importance et mis à la place une chose impalpable, spirituelle, qui ne peut s'exprimer que par des abstractions qui n'ont plus alors comme rapports avec la construction "réelle" de l'individu ou de son visage que le strict nécessaire, abstractions qui peuvent à la fois tenir de tout ce que la science met à notre disposition pour exprimer le plus simplement, mais aussi le plus fortement. Les choses matérielles s'expriment par des surfaces et des volumes précis., les choses de l'esprit s'expriment par des signes de plus en plus simples à mesure qu'elles s'élèvent vers l'abstrait. Un œil judicieux peut délimiter, suivant le sujet, la part qu'il convient de donner à la précision et aux signes au point de vue de l'interprétation linéaire ou de l'opinion objective.(...)
Je crois qu'une des causes du rire en plastique est la rupture des rapports établis entre les surfaces et leur éclairage. Les masques expliquent ma pensée (croquis). Le rire devient le déplacement des valeurs. Il est, comme la. tristesse, une sorte de rupture d'équilibre entre l'expression et la forme. Cette inconséquence s'obtient par l'exagération des plans, .par simplification des lignes, par disposition des ombres, par déplacement des lignes grossies ou amincies; par l'exagération d'une expression; par la réduction de l'expression à une déformation linéaire.(...)
Nous croyons pourtant que la véritable loi du rire est dans la synthèse des plans principaux, qui deviennent des valeurs à condition que cette synthèse ne soit qu'un rapport entre le jeu d'ombre et de lumière sur les plans. Ce que nous exprimons dans notre croquis, où les formes géométriques changent leur valeur suivant les rapports du clair-obscur. Loi où une vision synthétique du clair-obscur des plans passe depuis la simplification de la folle joie jusqu'à la vision de la tristesse, en passant par le calme. Ce croquis montre qu'il ne suffit pas d'établir une erreur géométrique d'une figure pour créer une véritable œuvre d'art, dans le domaine du rire! La géométrie de la figure enlève au rire plastique sa profondeur et son émotion. Il faut revêtir les plans, synthétisés grâce à la lumière, éclairés par la distribution des. ombres, rendus linéaires par ce miroitement fluide qui, sur un point quelconque de la figure (et par extension sur l'ensemble de l'homme) fait surgir ses profondes vérités. Il faut, dis-je, les revêtir d'expression, d'émotion, d'humanité. Il faut, à travers le sabbat des lignes, montrer que ces visages nous appartiennent et ont gardé notre âme.
Le rire, comme les larmes, pour émouvoir doit être vrai. Il faut qu'il soit la synthèse de l'erreur que chacun porte en soi et de 1a vérité qu'il exprime malgré tout. (...)
André Rouveyre est né en 1879 et mort en 1962. I1 publia en 1907 Carcasses divines, album de portraits qui fit l'objet d'une étude par Mécislas Golberg, La morale des lignes. Les dessins reproduits ici sont des portraits de Marthe Brandès. Ils sont tirs de la "Monographie d'une actrice", une des suites finales de l'album. Les textes ont été écrits en 1906 et 1907 par Rouveyre, et publiés par Golberg dans son étude en 1908.
L'œuvre graphique de Rouveyre sera publiée prochaînement à l'Age d'Homme.