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Revue Udnie n°0

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LAURY GRANIER:

LE SANG D'ESKIPULA

Des gens courent sur les bas-côtés d'une piste qui mène notre équipe de tournage à San Juan de Los Chamulas.

Ils sont vêtus de noir, une corde entoure leur tête et soutient une charge qui se balance derrière leur dos. Ils courent au marché de San Christobal de Las Casas vendre le produit de leur récolte.

Lorsque nous arrivons au village, des pierres disposées en deux rangées parallèles aux côtés de l'église, sur toute la longueur de la place, nous font comprendre que cette partie est interdite aux véhicules. Le crépi de l'église est de trois couleurs: le blanc, le vert, le rouge: couleur du soleil, couleur des plantes, couleur de la terre qui est dans cette région très ferrugineuse. Sur le toit une croix recouverte d'un large tissu sombre et très élimé ; face à elle, à l'extrémité de la place, on devine sous un autre tissu gris une autre croix.

A l'arrivée des Espagnols, ce village possédait déjà un dieu qui se nommait Eskipula. Les responsables religieux du village n'acceptèrent pas "le" Jésus-Christ que les envahisseurs leur imposaient. C'est ainsi que les Chamulas décidèrent d'offrir ce nouveau dieu en repas à Eskipula. Les années s'écoulèrent. La christianisation faisant son chemin, les Chamulas crurent comprendre que Jésus était le fils d'Eskipula. Malheur ! on avait donc contraint le dieu infaillible à manger malgré lui son propre fils. Le Chamula devait donc payer sa faute de son sang et de sa vie: l'autosacrifice était encore pratiqué il y a soixante dix ans les religieux s'auto-castraient car la chasteté était de rigueur.

Les Chamulas deviendront des statues de pierre quand Jésus ressuscitera.

Les Chamulas ont accueilli les saints catholiques comme s'ils étaient des Dieux.

La région des Chamulas possède un statut politique particulier: municipalité religieuse, police religieuse revêtue de ponchos noirs et tenant en main une longue machette bien aiguisée. L'armée mexicaine n'a pas le doit de pénétrer dans ce petit territoire qui pourtant est rattaché sur le plan économique au Mexique.

Après avoir franchi le portail en bois de l'église, il faut s'habituer à l'obscurité: pas de fenêtre; devant moi un échafaudage en troncs d'arbres, et sur celui-ci quelques ouvriers qui peinent en déchaussant une poutre. Des sons me parviennent lointains ils ressemblent à des pleurs aigus. Passé l'échafaudage, je distingue une clarté mouvante: des milliers de petites bougies colorées sont disposées sur le sol, serrées en rangs. Devant elles, sur les bas-côtés de l'église, des statues habillées de vêtements coloniaux: longs manteaux de laine blanche ou colorée brodés de motifs floraux avec des fils d'or et d'argent. Elles se tiennent debout, le regard figé. Sur leur poitrine, un ou plusieurs miroirs destinés à réfléchir la prière, filtrée pour le saint-dieu (le mortel n'ayant pas le droit de s'adresser directement à lui). Lors de la procession rituelle, le miroir est là pour aveugler d'un éclat de soleil toute personne qui transgresse l'interdit et regarde les yeux peints du dieu. Devant ces statues de pierre ou de plâtre, derrière les bougies, assis, agenouillés ou couchés sur des aiguilles de pins qui mêlent leurs odeurs fortes mais sucrées à celle de la cire brûlée, des hommes et des enfants récitent la prière des ancêtres et demandent quelques faveurs. Ils ont apporté, des offrandes: bouteilles de coca-cola, cigarettes et graines de maïs. Lorsque la statue ne les exauce pas, elle est déplacée, mise dans le coin droit près du cœur, tournée le visage contre le mur et flagellée avec un fouet dont les lanières sont en peau de bête.

Au centre, l'autel dédié à Eskipula ressemble aux autels des églises catholiques baroques: une dentelle de bois dorée. Les saints-dieux constituent pour les Chamulas en prière la première étape avant de s'adresser à leur dieu favori ; prostrés devant leurs bougies, ils pleurent longtemps la mort de Jésus sous l'oeil vigilant d'un policier, qui veille à ce qu'il n'y ait aucune erreur dans la prière prononcée et à ce que tous les fidèles soient vêtus de deuil (tout le village d'ailleurs est habillé de noir dans la vie quotidienne alors que l'indigène aime en général les couleurs et les vêtements bigarrés). Cet homme surveille aussi les visiteurs: ceux-ci doivent se munir d'un droit de visite. Je suis témoin de l'entrée de mon assistant dans l'église ; le policier s'avance vers lui pour lui demander son billet, il ne l'a pas. Tout le monde se met à crier: "A bote! A bote!" (Au cachot'. Au cachot). Une cloche est sonnée, deux hommes, la machette au poing, entrent en courant dans l'église et s'emparent de mon assistant en l'entraînant vers la sortie. Je me fais son défenseur. I1 ne devra payer qu'une amende destinée à la restauration de l'église.

Je lui dis plus tard qu'on m'a raconté qu'une touriste américaine a eu la tête tranchée, il y a trois mois, pour avoir osé prendre une photo dans l'église, malgré l'interdiction du policier de garde.

Du sang de plus pour Eskipula!

(Extrait du journal de voyage écrit au Mexique, pendant le tournage du film "Le Mexique des Campesinos", 1982)

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Révision : 15 avril 2003