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n°14, janvier 1997

Momerie en folie

Par Laurent-Burin des Roziers

 

A propos de La Momie à mi-mots de Laury Granier

De prime abord, la " momerie " avouée de Laury Granier est parée de toute la séduction de la nostalgie. Son jardin du Luxembourg a les couleurs douces et fanées du vert paradis des amours enfantines. Et ce n’est pas sans émotion que le spectateur, s’il a grandi à Paris au début des années soixante, retrouvera les figures évocatrices de ses sorties du jeudi après-midi, de la marchande de barbe à papa, du clochard qui donne des miettes aux oiseaux ou du manège des chevaux de bois. Pour un peu, il se laisserait ainsi prendre au charme désuet, enveloppant et mélancolique, que l’on prête au Ballon rouge d’Albert Lamorisse.

Pourtant le staccato des images, scandées en plans dont la succession se fait toujours plus rapide, nous interdit de succomber à ces plaisirs trop doux. Ce n’est pas le charme discret du souvenir qui amène Laury Granier à transfigurer le Luxembourg, mais plutôt le souffle violent du rêve et de la folie. Carolyn Carlson n’est pas Julie Andrews. Et ce jardin secret est voué à servir de décor à des scènes douloureuses, à des rituels mystérieux, comme à des hallucinations bienfaisantes.

Comme dans le rêve, l’intrigue se résume à une trame élémentaire, décousue mais finalement linéaire : soit la persécution, l’agonie, la momification et la résurrection d’une ballerine. Comme dans le rêve, elle s’épanouit dans la profusion des détails, dans la présence obsédante d’objets et de masques dont la symbolique ne peut que demeurer incertaine, dans le ballet incessant de personnages chamarrés et porteurs de puissants mystères. Comme dans le rêve, le récit fait pourtant toute sa place à l’humour (inénarrable Jean Rouch, placide roi mage des bacs à sable), à l’incongru (la chasse à cour sur le manège des chevaux bois) et au merveilleux (Pégase lancé au grand galop sur les parterres du Champ de Mars). Comme dans le rêve, enfin, sa qualité vaut avant tout par la puissance suggestive des images qu’il engendre.

Le rendu esthétique de cette entreprise onirique donne à la Momie une place de choix dans l’histoire du cinéma surréaliste. Assumant cette filiation, Laury Granier exploite toutes les ressources d’un marché aux puces que Duchamp n’aurait pas réuni. Aux objets farfelus - clés ouvragées, cerfs-volants multicolores, masques de l’Himalaya ou des Andes - s’ajoutent les démonstrations de maints spécialistes éminents de disciplines improbables (joueur de Yo-Yo, sonneurs de cor, écuyères et acrobates). Rien de gratuit pourtant, rien de systématique, ni de plat, dans cette accumulation. D’un côté la gaieté de ce bric-à-brac contribue à l’atmosphère euphorique du film. De l’autre, la virtuosité du montage, son extrême fluidité, conserve à ces apparitions leur dignité irréelle. Elle ménage surtout, par contraste avec ce rythme hypnotique, des respirations au cours desquelles irradie soudain la beauté singulière d’une image insolite, comme la tache rouge d’un bouquet de glaïeuls tranchant sur la coupole de l’Observatoire.

Pourtant, pour aller au-delà du merveilleux et donner à ce conte les accents plus torturés que voulait trouver son réalisateur, il fallait encore autre chose. Aucune recherche formelle n’était sans doute en soi, dans les conditions que s’était données Laury Granier, susceptibles de suggérer la part de cauchemar que recelait son rêve. C’est pourquoi la Momie est aussi un film dansé, une tragédie musicale, comme l’indiquent à dessein ses premières images : quelques plans rapides qui dévoilent Carolyn Carlson " à l’exercice ", nimbée d’une lumière électrique, enchaînant les mouvements indispensables à son art. Quelques unes des scènes les plus fortes du film, scandant les moments fatidiques de l’intrigue, trouvent ainsi leur beauté poignante dans la grâce des improvisations de la ballerine. Servie par une musique envoûtante, elle parvient à suggérer les tourments de son agonie comme la qualité religieuse du mystère qui préside à son embaumement. Si bien qu’au terme de ce parcours, au cours d’une bouleversante danse de résurrection, la momie, débarrassée de ses oripeaux de coton, paraît rendre aux chevaux de plomb de la fontaine Carpeaux l’hommage d’une prêtresse païenne, amoureuse et inspirée.

Film onirique, film dansé, film muet. Comme autrefois, des panneaux intercalaires signalent les temps forts du déroulement du récit, rédigés en une douzaine de langes et presque autant d’alphabets (mais quelle est donc la langue de nos songes ?). On l’aura compris, l’ambition ultime de Laury Granier n’est autre que de se servir de sa caméra, de sa mémoire et de son imagination, pour tracer les premiers mots d’un langage universel. Le moindre paradoxe de son film n’est pas qu’il touche par moments à ce but inaccessible après avoir renoncé à toutes les règles habituelles de la lisibilité.

" Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd ". C’est en consentant à l’abandon d’une croyance aussi vaine que Laury Granier a pu, au terme de sept années d’effort, porter à son terme le projet de sa folle " momerie ". Il retrouve ainsi les vertus d’une imagination débarrassée de tout souci d’utilité, souverainement indifférente aux contraintes de la production comme aux règles des écoles de scénario. Cette imagination première dont Breton, dans sa perspicacité, redoutait que, lassée d’être négligée ou dévoyée, elle abandonnât l’homme à son destin sans lumières. Et La momie à mi-mots constitue ainsi, pour notre soulagement, une lumineuse exception.

Laurent Burin des Roziers

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Révision : 12 avril 2003