Chemins d’Etoiles
novembre 1998
La Danse du Printemps
" On a si peu de temps pour naître à l’instant "
La momie à mi-mots voit le jour au bout d’un long travail de plusieurs années. Évocation de ce " divertimento cinématographique " dansé.
Pour Laury Granier, cinéaste et peintre, la frontière entre cinéma et peinture est de la même nature, invisible, que la frontière entre la mer et l’écume. Si son film La momie à mi-mots trace quelques chemins de lumière, c’est sur cette ligne de crête où le sens vacille et qui pourrait bien ouvrir au cinéma, retrempé aux sources de la peinture, la voie vers une redéfinition de la poésie : non plus une poésie faite avec des mots, mais une poésie " à mi-mots ", tracée avec ce que le réalisateur nomme les " pinceaux des corps ". Jean-Paul Rappeneau ne s’y est pas trompé qui a reconnu dans cette œuvre " ce que Pasolini appelait un cinéma de poésie, qu’il opposait au cinéma de prose ". Et si La momie à mi-mots a été aussi salué par Jean Rouch (qui a fait l’éloge du montage " avec effet de saute ") et par Bertrand Tavernier (qui a aimé " un certain nombre de trouvailles plastiques, une manière d’explorer le rythme des images, de le casser, de le distendre "), s’il a été sélectionné dans de nombreux festivals internationaux et a obtenu le premier prix Andreï Tarkovski pour la création artistique et le langage cinématographique, c’est qu’il faut se rendre à l’évidence : ce film répond, aujourd’hui, à notre besoin de poésie qui ne peut plus se satisfaire des seuls signes verbaux et qui exige que le poème se cherche dans un langage d’outre-mots.
Il est aussi difficile de raconter l’histoire de La momie à mi-mots que de raconter un rêve. Tout au plus est-il possible d’esquisser quelques points de repère. Une femme (Carolyn Carlson), dont le corps dansant porte à son maximum d’incandescence les hiéroglyphes du scénario, connaît les différentes épreuves d’un rituel d’initiation. Ce qui est exigé d’elle, c’est qu’elle se tienne à l’extrême limite du corps, là où l’on ne peut plus continuer : c’est là qu’elle doit se risquer afin que là, peut-être, tout commence. L’initiation se déroule selon le schéma " crise-agonie-mort-momification-résurrection ". L’agonie dans un bac à sable pour enfants du Champs de Mars, où la femme se recroqueville en fœtus dans la position des momies péruviennes, marque le point de départ d’un rituel imaginaire de momification mené par des personnages (alpinistes, musiciens, peintre, danseur de yoyos, écuyère, anges-joggers) qui ont tous quelque chose des rois-mages. Mais ce n’est que lorsque des enfants transforment les cartes du monde en immenses cerfs-volants, déployés dans le ciel de Paris, que la " momie " parvient à se dégager peu à peu de ses bandelettes de tissu et à danser, parmi les danseuses de bronze et les chevaux marins de la fontaine Carpeaux. À la manière du conte du Joueur de flûte elle s’en va, une jument à la main, suivie par une centaine d’enfants qui voient en elle, peut-on croire, la promesse d’un monde meilleur. Seul reste, au premier plan et vu de dos, clin d’œil peut-être aux images finales des films de Chaplin, un enfant métis, trop petit pour danser, mais dont on pressent qu’il n’aura bientôt de cesse qu’il ne soit lui aussi initié, afin de devenir à son tour " le poète grand commenceur " travaillant à la revification du possible.
Métamorphose d’étoile
Quelles autres clés pour entrer dans ce film sinon peut-être ces deux sésames que j’emprunte à la chorégraphe Martha Graham : " Le mouvement ne ment pas "... " On a si peu de temps pour naître à l’instant " ? Comment se hausser jusqu’à la triade " cinéma-mouvement-vérité ", seule mesure de la quête d’une naissance toujours à recommencer ? Laury Granier y parvient par deux moyens au moins : le travail sur une alliance difficile, pesée au plus juste, entre tous les arts (sont convoqués dans le film, outre la danse, la peinture - des miniatures peintes par le réalisateur lui-même -, la musique - omniprésente -, l’architecture d’un jardin imaginaire composé à partir des jardins de Paris, la sculpture, le vidéo-art - qui permet, au moment de la " mort " de la " momie ", la métamorphose des êtres charnels en corps d’étoiles) ; et surtout l’initiative laissée au rythme qui toujours fouette, devance, conteste l’image et qui confère au montage son tempo rapide, incendiaire, son mouvement hélicoïdal.
Voici la promesse sur laquelle s’ouvrent les " illuminations " de Laury Granier : pour nous qui sommes peut-être aussi des " momies ", enveloppées dans des bandelettes de conventions, de mensonges et de souffrances, la dé-momification, la sortie dansée hors de notre propre chrysalide, l’éveil revêtu d’un " nouveau corps amoureux " est possible - dans cette vie déjà, dans une autre qui sait ?
Michèle Finck
Michèle Finck est professeur à l’Université de Strasbourg. Auteur de scénarios pour le cinéma, elle a également publié des poèmes et des essais sur la poésie parmi lesquels : Yves Bonnefoy, le simple et le sens (José Corti, 1989), Poésie et danse à l’époque moderne. Corps provisoire (Armand Colin, 1992).