" La momie à mi-mots": Un essai cinématographique.
Genèse d’un film.
0. 3. Genèse de l’expérience
Un matin de novembre 1989, au café Le Bullier, boulevard du Montparnasse, j’ai reconnu Jean Rouch qui était assis à une table et prenait un petit-déjeuner. Je l’avais interviewé pour la revue Latitudes 06 en 1985. La veille de cette nouvelle rencontre, j’étais sorti d’une difficile épreuve personnelle, au terme de laquelle j’avais pris la ferme décision de consacrer ma vie à la peinture et de ne plus faire de cinéma et de vidéo (cela faisait sept ans que je me consacrai à la réalisation de petits documentaires et courts-métrages en 16 mm, de vidéos sur des peintres, l’architecture et sur des spectacles).
Jean Rouch me donna rendez-vous quelques jours après, pour un petit-déjeuner commun. Au cours de ce rendez-vous, il m’encouragea à reprendre mes études à l’Université (que j’avais interrompues en D. E. A. , l’année précédente), et à proposer un synopsis de court-métrage au Groupe de Recherches et d’Essais Cinématographiques.
Dans l’après-midi et les jours qui suivirent ces retrouvailles, je décidai que ce court-métrage s’inspirerait de mon expérience douloureuse récente. Il fallait qu’il soit une métaphore de ce que j’avais vécu ces derniers temps. À la lecture du dossier (qui comprenait en outre un résumé du sujet, un scénario faisant apparaître le découpage technique du film et un devis sommaire), Jean Rouch fut enthousiaste et me dit de le remettre au G. R. E. C. .
Grâce à Jean Rouch et au G. R. E. C. , ce fut le début d’une aventure dont je ne savais pas qu’elle m’entraînerait bien au-delà d’un petit court-métrage. Je vais tenter ici d’en rendre compte, en suivant la chronologie de la réalisation de La momie à mi-mots. Le pré-tournage, le tournage, le montage ont constitué les principales étapes de cette "chimère" que représente La momie à mi-mots. Les premières parties feront alterner des passages analytiques et des passages plus narratifs, voire parfois même anecdotiques. J’ai en effet pensé que la description et l’anecdote, enracinées dans le hic et nunc, rendraient plus vivante cette étude, seraient plus fidèles à la notion d’expérience. Aussi ai-je tenu par exemple à raconter le détail des rencontres qui ont déterminé la forme et le devenir du film. J’ai cependant toujours cherché à ce que l’anecdote, parfois toute simple et que l’on pourrait croire quelconque, rende compte de ce qu’est l’expérience cinématographique au quotidien et finisse par déboucher, sans y toucher, sur une réflexion consacrée à la genèse du film. Les parties terminales (en, particulier celles sur le montage, où j’ai essayé de livrer la quintessence de mon expérience) sont davantage sous-tendues par un souci analytique et synthétique. Que l’on ne s’étonne donc pas des variations de ton de ce travail : j’ai cherché un jeu de contrepoints entre d’une part description, narration, anecdotes (indispensables pour que l’expérience ne soit pas ruinée par trop de concepts et que la chaleur de la pratique et du vécu ne soit pas étouffée par la théorie) et d’autre part acuité analytique et réflexion d’ensemble sur la technique et le cinéma.
J’ai souvent pensé, au cours de ce travail, au poème de Baudelaire :
"Chacun d’eux portait sur son dos une énorme Chimère, aussi lourde qu’un sac de farine ou de charbon ou le fourniment d’un fantassin romain. Mais la monstrueuse bête n’était pas un poids inerte ; au contraire, elle enveloppait et opprimait l’homme de ses muscles élastiques et puissants ; elle s’agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture ; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l’homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l’ennemi. (...) Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n’avait l’air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eût dit qu’il la considérait comme faisant partie de lui-même. (...) Mais bientôt l’irrésistible Indifférence s’abattit sur moi, j’en fus plus lourdement accablé qu’ils ne l’étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères.08"
06 Laury Granier, "Jean Rouch, un homme à carreaux noirs et blancs", Latitudes, n°5, avril 1985.
07 Cette première version du scénario se trouve dans les annexes.
08 Charles Baudelaire, "Chacun sa Chimère", in Le Spleen de Paris, oeuvres complètes, T. I. Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1983, p. 282-83