" La momie à mi-mots": Un essai cinématographique.
Genèse d’un film.
I. 2. Le choix de la danse
Tout de suite, en retravaillant le script, je compris que les idées que j’avais développées dans ce découpage devaient être incarnées par la danse. Le film devait être entièrement musical et dansé. Je ne croyais pas possible qu’un dialogue entre les personnages puisse servir le film. Je ne voulais pas faire un film didactique. Je voulais suggérer les idées, par la plastique des images et le rapport entre les plans. Il fallait que les images parlent d’elles-mêmes, sans la médiation verbale du dialogue.
Je consultai la danseuse hongroise Carla Foris, dont je venais, à sa demande, de filmer en vidéo la dernière chorégraphie. Elle était intéressée par le personnage principal du film. Elle était disposée à concevoir une chorégraphie originale sur ce thème. Nous avons présenté, au concours organisé par Arcanal: Danse sur image, un nouveau dossier, en adaptant l’idée du film dans l’optique d’une création chorégraphique. J’ai écrit avec la chorégraphe une nouvelle déclaration d’intention:
"Les images du film nous accompagnent pour la durée - métaphorique - d’une transformation. La jeune femme doit passer par une mise à mort pour que son destin - devenir femme - puisse se révéler et s’accomplir.
C’est l’histoire d’un autre, en nous-mêmes, jusque-là caché, dont la révélation est tout un travail.
En dehors du travail intérieur se déroulant pendant la vie "momie", suggéré par la musique, il y a sept personnages - chiffre symbolique - qui oeuvrent à cette résurrection.
Aussi, ce voyage, qui est une ouverture, passe-t-il, paradoxalement, par la contrainte de l’immobilité, coupure violente par rapport aux mouvements chargés d’émotion qui précèdent cette scène, cet état. Une mise en repos, mise en parenthèse parfois douloureuse; un temps de silence qui précède la Vie.
L’arrivée du personnage principal - de la femme - suppose un travail théâtral: tout le corps et l’expression du visage doivent exprimer le désordre et une peur indéfinissable qui l’envahit. Ce travail doit être minimaliste et intimiste représentant quelqu’un qui tente de se contrôler, de "recoller" ses morceaux - mais en vain. Ce sont des gestes hachés de mains, de bras, des mouvements d’yeux errants, de petits mouvements de tête qui révèlent, le mieux, son désarroi. La qualité de mouvement change au moment où elle tombe comme une poupée de chiffon. À ce moment-là, des mouvements organiques, venant des profondeurs du corps apparaissent: mouvements sinueux et continus, mais chargés d’une grande tension intérieure. Au terme de cette évolution, elle se recroqueville en position fœtale : un oeuf.
La danse des mages a pour caractéristique commune d’être plus rythmée, sautillante, secrète, avec des changements de directions soudains, au moins en ce qui concerne le haut du corps. Leur corps a quelque chose de dissocié et d’unifié, merveilleux à la fois. La ronde finale relève du rituel, avec un rythme qui se répète inlassablement, passant du ralenti à des mouvements entraînants et rapides pour exploser et perdre son aspect mécanique au moment de l’arrivée des enfants."
Nous n’avons pas été lauréats. Mais l’idée d’associer le sujet du film à de la danse avait enfin pris corps, grâce à l’écriture de ce dossier.
J’avais retrouvé l’utilité d’une chorégraphie au service d’une histoire, comme je l’avais fait quelques années auparavant dans mon spectacle Autour du vidéopoème "La porte", dont j’ai déjà parlé, dans lequel deux danseurs, un homme et une femme s’exprimaient par le mouvement de leur corps:
"Les deux danseurs se provoquent à la lutte, ils s’entrelacent, ils s’arrachent l’un à l’autre, marionnettes du désir. L’homme solitaire se tord en agonie à la surface aride du sol. La femme, jaillie comme une statue, le tente avec ses bras, ses seins, ses hanches de sirène insaisissable, elle tourbillonne, elle échappe seule aux griffes du destin, elle s’élance vers le ciel et, légère comme l’écume, elle ressuscite, le temps d’un éclair sans fin, hors de l’agonie vaincue.21"
Mes lectures allaient désormais porter sur l’univers de la danse: j’allais lire ainsi La danse de Serge Lifar. J’y trouvais une confirmation de mon idée de la trop fréquente pauvreté (voire du mensonge) de la parole, bien qu’indispensable à certaines occasions:
"La parole humaine peut tout traduire, mais comme elle devient pauvre lorsqu'il s'agit d'exprimer des émotions!22 (...) Un pas, un geste, un mouvement et une attitude disent ce que rien ne peut exprimer: plus les sentiments que l'on a à dépeindre sont violents, moins il se trouve de mots pour les rendre. Les exclamations qui sont comme le dernier terme où le langage des passions puisse monter deviennent insuffisantes et alors elles sont remplacées par le geste.23"
Un dialogue dans mon film risquait d’aboutir à des images de champ contre-champ sur mes personnages récitant leurs textes. Cela n’allait pas avec ce que je voulais faire. Il s’agissait d’une histoire entièrement subjective, imaginée en grande partie par l’héroïne du film. Le corps, en dansant, devait exprimer autre chose que les mots. Dans son rapport à l’espace, il était une sorte de sculpture en mouvement d’intériorité.
C’était également pour faire jaillir de moi autre chose que des mots que j’éprouvais au moment même où je rédigeais le scénario, le besoin de peindre. Je ne dirais jamais assez à quel point mon travail de peintre m’a aidé dans la réalisation de La momie à mi-mots. Ma main traduisait un rythme intérieur et cherchait à transmettre l’essentiel de mon être. En peignant: plus de mots prisonniers de concepts définis et définitifs imposés, de sens souvent peu précis et peu clairs obéissant à des règles. Le mot n’a de sens que parce que cet ensemble de sonorités et ce jeu de lignes qu’il représente a acquis, au fil de l’histoire, dans un espace donné, un sens commun. Le mot véhicule une langue qui désigne un groupe d’hommes susceptibles de le décoder. La langue, c’est aussi une géographie, un pays, une histoire souvent commune à un groupe d’hommes. Je voulais que l’histoire de La momie à mi-mots puisse être commune à tous, sans distinction de nationalité et de langue.
C’était aussi pour cela que le choix de la danse s’imposait.
Comme la peinture, ou la musique, elle est compréhensible par tous, elle efface les frontières car elle n’est pas directement liée aux mots. Elle est l’expression du mouvement d’un rythme intérieur qui déchaîne le corps et qui est compréhensible de tous, comme le vol d’un oiseau dans le ciel. Elle trace pour toujours le parcours de la métamorphose d’un corps dans la mémoire de celui qui assiste à sa représentation. Inscrite sur la pellicule d’un film, elle devient une matière à réflexion pour la composition d’images finales qui racontent le mouvement, le déplacement de corps, en modification, d’un endroit à un autre, dans un espace-décor. Le choix du cadre, au tournage, le choix de la longueur des plans, au montage: tout cela allait aboutir à faire de ces moments filmés, matière à une langue nouvelle et universelle, proche de la musique et de la peinture.
Les traces que je laisse en peignant ou en dessinant parlent de moi, et de l’énergie déployée, de ce qui me traverse. Peut-être celui qui sait comprendre ces traces peut-il voir l’éblouissement intérieur qu’elles suscitent en moi, au moment où je les produis. De même, la danseuse est tout entière une sorte de pinceau inscrivant dans un espace plus vaste que celui de mes peintures actuelles l’énergie de sa danse 24. Grâce au cinéma, on peut restituer l’espace où ses énergies se sont imprimées. Elles transparaissent sur l’écran et c’est à travers ces énergies et ces mouvements que je souhaitais raconter une histoire dans la langue du corps. Je repensais à cette phrase d’Howard Hawks citée par Jean A. Gili : "Pour moi un film, motion picture, est avant tout motion, mouvement: c’est pour cette raison que j’aime le cinéma"25.
Le corps en mouvement est à lui seul une langue universelle qui exprime les pulsions intérieures que l’on peut y lire. Il y a donc une écriture du corps, qui est comme un pinceau dont les poils s’étalent en hérisson dans l’espace, sorte de feuille invisible en plusieurs dimensions.
"Je manquai m'évanouir, car je découvrais que je n'étais pas folle, que d'autres voyaient le monde, voyaient l'art de la même façon que moi. C'était une toile de W. Kandinsky, parcourue d'un bord à l'autre par une traînée rouge : 'je ferai ça un jour, me dis-je. Je ferai une danse comme ça'" 26,
écrit Martha Graham, dont le livre Mémoire de la danse a compté pour moi.
21 Claude Vigée, La porte de jade, in revuexpress Circé n°37 du 24 Juin 1987.
22 Serge Lifar, La danse, Gonthier, 1965 , p. 16/17.
24 Cette réflexion a peut-être conduit Yves Klein a vouloir utiliser le corps d’une femme comme instrument, pour imprimer un instant de la vie de son modèle directement sur ses toiles. Ici, le corps est entièrement une sorte de nouveau pinceau.25 Jean A. Gili Howard Hawks, Seghers 1971, coll. Cinéma d’aujourd’hui (citant H. Hawks in Cahier du Cinéma n° 56 , février 56).
26 Martha Graham, Mémoire de la danse, Actes Sud, 1992, p. 86.