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Revue Udnie n°0

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ISABELLE MOINDROT:

LE PORTRAIT DE LULU

 

Une séance de pose ouvre l'acte I: vêtue d'un costume de pierrot, Lulu sert de modèle. cependant que le portrait fixe dans l'espace des traits empruntés à l'éphémère, la série dodécaphonique matricielle, linéaire et aléatoire, fait naître le thème du portrait, retient le temps dans l'espace en se posant, verticalisée, en quatre accords de trois sons. Désormais le portrait va traverser toute l'œuvre et proposer, aveugle et muet, d'obscures énigmes. Mais les trois accords sont lus soudain comme une page d'écriture, ligne par ligne, libérés de la contrainte spatiale, toutes notes rendues au déroulement temporel et brisant tout ce qui pose, et jaillit le thème de la danse de Lulu. Le mouvement naît de limage et la danse de l'immobilité.

Impénétrable portrait, que tous interrogent jusqu'à faire de lui le double complaisant du personnage, symbole et garant d'une séduction immuable, sa matérialisation scénique révèle des pans entiers de dramaturgie. Après Patrice Chéreau qui fit du portrait une toile d'abord aperçue de trois-quarts dos, occultée mais grandissant progressivement jusqu'à faire éclater le mensonge de l'image en un visage de femme fatale de boulevard, Ruth Berghaus à réalisé pour la monnaie de Bruxelles en février dernier un "portrait" détaché de toute ressemblance.

Le "portrait" conserve sa plasticité mais perd une partie de sa figuration. I1 n'est plus un tableau mais un volume, un mannequin creux, un patron de tulle articulé sur une structure métallique. Poussant à son terme une réflexion de l'image comme trahison et comme vide, Ruth Berghaus en a fait une ébauche de vêtement, un moulage mobile, une seconde peau, transparente et blanche ainsi qu'une pelure qu'aurait abandonnée Lulu, la femme-serpent.

"Bring mir uns're Schlange her! ("Apporte-moi notre serpent!") crie le dompteur de prologue. Un machiniste bedonnant porte alors Lulu en scène, vêtue de son costume de pierrot.

Le modèle entre dans le tulle. Le peintre, qui n'a plus de pinceaux, se contente de tirer un peu sur les manches. Enfouie dans son image, intériorité et extériorité devenues indissociables, Lulu fait corps avec l'œuvre. Et de même que l'œuvre, dépourvue de contours fixes, est faite de transparence et de vide, de même Lulu est à la fois présence excessive et absence excessive, séduisant les être fascinés par la mort et l'anéantissement. C'est pourquoi après elle, chacun cherchera à toucher l'œuvre. Contrairement à ce qui est exigé par le livret, on ne peut pas regarder le portrait car ce qu'on y cherche excède le simple voir. Tous les personnages "tournent autour d'eux-mêmes", comme dit Ruth Berghaus, ils "passent à travers eux-mêmes et à travers les autres". En effet, parce qu'elle est non pas surface mais volume, parce qu'elle n'est pas opacité et rigidité, mais transparence et mobilité, l'œuvre est comme un vêtement dans lequel chacun peut entrer, elle est à la fois l'épure de Lulu, la surface de son corps, le miroir et l'intermédiaire par lequel chacun peut avoir accès au monde.

De toutes les possibilités de jeux de scène qu'autorise cet objet insolite, l'une se détache par sa force et sa valeur poétique. Alors qu'il entreprend de séduire Lulu, le peintre entre dans le tulle, se recouvre de l'image de Lulu, se met dans sa "peau", habitant sa forme et devenant sa chair. Seul parmi toutes ses victimes à pousser l'aspiration morbide jusqu'au suicide, il sera aussi le seul à pénétrer dans 1e portrait et à passer ainsi de l'autre côté du miroir.

Créateur premier du portrait, il est aussi l'être le plus vide et le plus fragile. D'où, au milieu des déclarations d'amour du peintre, cette réflexion apparemment incohérente de Lulu:

Ich liebte eimal einen Studenten

Mit hunderundfünfundsiebzig Schmissen...

"J'aimais un jour un étudiant criblé de cent soixante quinze balafres". Les cent soixante quinze balafres proposent, sur le mode burlesque, la vision d'un homme percé de coups, troué de part en part, au delà de toute vraisemblance. I1 ne s'agit pas là d'une simple allusion au caractère matamore d'un peintre timide explosant en effusions intempestives... Dans ce refus de tout pathos, la balafre est la transposition comique d'une blessure profonde, celle qui déchire le peintre et fait de lui un âtre ouvert, tendu vers l'absolu, sujet au vertige et attiré par le vide.

C'est pourquoi le ténor belge Guy de Mey, à la voix jeune, limpide et frémissante, rendait au peintre sa fragilité désespérée, lorsqu'il s'introduisait dans le tissu et plongeait les bras dans les manches de tulle. L'éclairage, devenu alors crépusculaire, onctueux et bleuté, l'obscurité préservait autour du "portrait" une tache de lumière plus crue. I1 semblait qu'on aurait pu toucher l'air et que le peintre ne formait plus qu'une ombre. En épousant la forme de son œuvre, comme' Pygmalion la statue d'Aphrodite, le peintre a embrassé la déesse et l'œuvre l'a recouvert comme un suaire.

A l'intérieur de l'œuvre, dont l'éclairage faisait du tissu un voile léger et impalpable, un corps en détresse s'agitait et chantait.

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Révision : 15 avril 2003