" La momie à mi-mots": Un essai cinématographique.
Genèse d’un film.
II. 2. b. 3. Alain Cuny: le présent absent du film; la seule voix pressentie
Dans la première version du scénario, j’ai tout de suite pensé à Alain Cuny pour incarner le seul personnage du film qui était sensé parler. En effet dans cette première version, Carolyn devait se trouver dans le jardin du Luxembourg, devant la maisonnette verte où l’on peut voir la maquette du jardin, derrière une vitre. Une voix devait lire une phrase de l’historique du jardin: "Le jardin fut voué à la malédiction et on parlera longtemps du Diable Vauvert...".
Nulle voix mieux que celle d’Alain Cuny, vibrante, caverneuse, forte, comme venue de l’au-delà, ne pouvait à mon sens lire cette phrase. Sans doute, mon désir instinctif d’associer Alain Cuny à cette voix initiatrice dans mon film, avait-il pour origine ma très grande admiration pour Federico Fellini et pour Alain Cuny, personnage fascinant et inquiétant de La dolce vita .
À peu près au moment où j’ai écrit le scénario, j’ai eu la chance de rencontrer, à plusieurs reprises, Alain Cuny faisant son marché à Port-Royal, là où je vais faire mon propre marché.
C’est ainsi que j’ai pu lui exprimer mon admiration, alors qu’il passait chargé de plusieurs artichauts bretons dont il me disait être friand. Je pensais, en voyant les artichauts entre ses mains aux artichauts peints par Van Gogh.
Quelque temps après, j’ai cru avoir la confirmation de la nécessité de la présence d’Alain Cuny dans La momie à mi-mots: je l’ai en effet rencontré au Collège de France, où il était venu écouter une conférence de Michèle Finck sur Rilke (dans le cadre du séminaire d’Yves Bonnefoy). À la suite de cette conférence, au restaurant Le Balzar, où nous étions attablés, j’ai aperçu Alain Cuny dégustant seul à une table, un rollmops. Aussitôt je présentai Michèle Finck à Alain Cuny qui s’empressa de parler avec elle de poésie. Je montrai à Alain un portrait d’Yves Bonnefoy que je venais de faire pendant la conférence. Sur ce portrait, il inscrivit son nom et numéro de téléphone, présage d’une rencontre à venir, présage peut-être de sa participation à mon film.
Peu de temps après, nous nous promenions un soir tard, boulevard de Port-Royal et nous rencontrâmes Alain Cuny, près des poubelles vertes, desquelles j’étais en train d’extirper une vieille photocopieuse que j’espérai pouvoir réparer pour m’en servir pendant le tournage. Surgit de la nuit Alain Cuny, qui se précipita vers Michèle pour lui faire un baisemain et lui dire de sa voix si extraordinaire et chaleureuse, en référence au livre qu’elle avait écrit et qu’elle lui avait envoyé: "j’aime la poésie d’Yves Bonnefoy comme une femme aime un diamant pur" (pour ma part, je pensai en riant, bien évidemment, à la chanson "Diamonds are girls best friends" de Marylin Monroe dans Les hommes préfèrent les blondes d’Howard Hawks!). C’est là que j’invitai Alain Cuny à mon anniversaire, que nous allions fêter quelques jours plus tard dans une galerie, à l’occasion du vernissage d’une de mes expositions, dans l’espoir de pouvoir lui parler enfin du scénario de La momie à mi-mots où depuis longtemps figurait déjà son nom.
À cette occasion autour d’un petit olivier que l’on m’avait offert, j’assistais, comme dit plus haut, aux retrouvailles d’Alain Cuny et d’Alain Kremski. Ce soir-là, à dîner, nous étions 50 autour d’une très grande table. Je parlais peinture à Alain Cuny qui s’était assis, à ma grande joie, juste à ma gauche. Mais (était-ce à cause de l’immense admiration que je lui portais?), je n’osais pas lui parler de mon film. D’ailleurs dès que nous effleurions le sujet du cinéma, Alain devenait d’une violence verbale extrême contre le milieu cinématographique et en particulier contre les producteurs qu’il avait à affronter à ce moment-là. C’était l’époque où il travaillait encore sur L’annonce faite à Marie, adaptation d’après Claudel, son grand oeuvre qu’il réalisait depuis 10 ans et qui n’était pas encore terminé.
Alain commanda un énorme repas (à son image de géant) et n’hésita pas à l’abandonner. En effet, j’avais invité un orchestre de jazz pour accompagner notre repas, mais j’ignorais l’extrême sensibilité aux sons d’Alain qui, excédé par le volume de la musique, s’excusa en disant qu’il ne supportait pas ces décibels et qu’il préférait me voir dans un lieu plus calme. C’est ainsi que je l’invitais à déjeuner chez moi.
Alain arriva, un pot de miel à la main, pour ce repas que Michèle Finck et moi-même lui avions préparé. Je m’attendais à recevoir Gargantua en la personne d’Alain Cuny (pour le menu nous avions bien sûr pris en compte son énorme appétit - rollmops à cinq heures de l’après-midi!). Il revenait d’Amsterdam où il avait vu la grande exposition Van Gogh. Il nous parla en particulier d’un portrait d’acteur par Van Gogh. Il nous dit qu’on devrait donner une reproduction de ce portrait à tous les acteurs, avec en légende les mots de Baudelaire: "l’acteur ... dans le sale brouillard jaune".
J’ai, ce jour-là, appris à mieux connaître Alain (il avait été l’ami d’Artaud, me raconta-t-il, il avait suivi une longue psychanalyse, et il plaçait plus haut que tout la poésie, il avait été peintre, dessinateur d’affiches pour le cinéma avant de devenir acteur). Dès que j’abordais le sujet du cinéma, la colère d’Alain contre le cinéma m’empêchait de poursuivre. Je parlais alors de mon amie actrice Anne-Laure Meury 79 qui avait abandonné le cinéma pour épouser un Mauritanien et lui faire un enfant, ce qui fit très plaisir à Alain. Je lui dis que malgré cela, elle avait accepté de participer et de jouer avec son mari Ma El Aïnime Nema et son fils Dorian dans mon film à venir (j’espérais ainsi attirer l’attention d’Alain Cuny pour La momie à mi-mots). Je lui parlais de la notoriété d’Anne-Laure pour sa participation aux films d’Eric Rohmer, de la vidéo que j’avais tournée au Portugal autour de l’idée de "porte" et de son magnifique corps nu. C’est justement le corps de cette actrice qui intéressait Alain Cuny, beaucoup plus que mes propos sur le film à venir! Il était même prêt à regarder la vidéo, lui qui semblait ne plus aimer les images animées, du moment qu’il y avait un beau corps de femme nue. "Comment est-il ce corps?" me répétait-il sans cesse dès qu’il sentait que j’en venais à La momie à mi-mots. Ce malentendu persista jusqu’à sa mort!
Il aimait beaucoup nous voir pour parler de tout ce qui n’était pas le cinéma. Cet après-midi-midi-midi-là, il nous quitta en nous disant qu’il "entrait en religion" pour le montage de son film et partit néanmoins avec le scénario de La momie à mi-mots sous le bras. Quelques jours après, le croisant par hasard sur le lieu même de mon tournage à venir, derrière la fontaine Carpeaux, croyant à un nouveau signe d’encouragement du destin, je lui demandais s’il avait aimé le scénario de La momie à mi-mots et il me dit d’une voix d’outre-tombe (exactement celle que je souhaitais pour la séquence de sa voix dans mon film): "Quelle momie à mi-mots?". Je me sentis légèrement mal et j’en déduisis qu’il serait difficile d’obtenir sa participation.
Pendant le tournage, je lui fis porter à son domicile un plan de travail sur lequel étaient inscrites les heures de tournage qui le concernaient. Une lettre l’invitait à nous rejoindre et tentait de le convaincre de participer au film. Nous espérions tous que le miracle se produirait: qu’il viendrait jouer dans la scène du début avec Carolyn Carlson.
La dernière fois que j’ai vu Alain Cuny fut bouleversante pour moi. C’était à l’occasion de la projection de L’annonce faite à Marie, dans la grande salle de la cinémathèque française. Je crois que toutes les personnes présentes, ce soir-là, se souviendront éternellement de la formidable présentation du film par Alain. Je fus ébloui par l’immense qualité de cinéaste que je découvrais. J’assistais à la projection d’un des chefs-d’oeuvre du cinéma pour moi. Le choix des images, de son montage, le choix des rythmes, sa mise en scène, son interprétation, les cadrages qu’il a voulus, les costumes et les décors qu’il a choisis, tout y est parfait d’élégance, de noblesse, et montre à quel point Alain Cuny a su être exigeant et offrir le meilleur de lui-même dans la réalisation de son premier et dernier film. À la suite de la projection, j’étais ému à l’extrême en écoutant tous les hommages que les personnalités présentes lui rendaient à la sortie. J’observai de loin ce grand homme du cinéma qui a offert selon moi l’un des plus beaux films qui m’ait été donné de voir. J’ai eu, ce soir-là, le merveilleux privilège d’être son dernier compagnon pour cette soirée, de le ramener jusqu’à chez lui, dans ma Fiat 500 (lui si grand, dans une si petite voiture)
et de lui témoigner toute ma reconnaissance pour cet immense cadeau qu’il venait de nous offrir. Nous eûmes pour la première fois un échange cinématographique. Je lui fis part des découvertes récentes que je venais de faire en montant mon film: dans certains plans, la possibilité de retirer les images qui nous intéressent le moins ou qui freinent l’action, de faire des ellipses comme on retire de l’argile dans une masse de terre pour en former le vase. Nous parlâmes du montage comme de l’écriture d’un texte de poésie. Tout nous semblait possible au cinéma. Pour moi, c’était sûr, il venait de le montrer. Il me demanda pour la première fois des nouvelles de mon film. Je lui dit que j’espérais dans le futur enregistrer au moins sa voix, puisque je n’avais pas pu l’avoir comme acteur. J’espérais maintenant qu’il dirait l’unique phrase de mon film en voix off. Il ne me découragea pas cette fois-ci, peut-être parce qu’il compatissait: cela faisait déjà quatre ans que j’étais sur mon film! Nous nous quittâmes ce soir-là heureux d’avoir passé une excellente soirée. Je le remerciai de m’avoir invité à voir ce film et redonné ainsi du courage pour terminer La momie à mi-mots. Je savais qu’il avait consacré le meilleur de ses dix dernières années à la réalisation de L’annonce faite à Marie.
Même si, finalement, la disparition soudaine d’Alain a empêché de réaliser l’enregistrement de la phrase qu’il devait dire en voix off pour La momie à mi-mots, j’ai tenu ici à écrire un petit chapitre en hommage à Alain Cuny. Malgré son absence dans mon film, je tiens à souligner sa présence féconde dans la genèse du film.
79 Voir partie concernant Anne-Laure Meury.