" La momie à mi-mots": Un essai cinématographique.
Genèse d’un film.
II. 2. f - Des figurants issus du réel - l’importance du documentaire
J’ai tenu à ce que le film commence comme une sorte de documentaire sur le Luxembourg, avec une solide base quasi ethnographique. La fiction ne devait s’infuser que peu à peu.
On a vu que le passage entre le documentaire et la fiction devait s’opérer à travers l’envol des mouettes, par l’intermédiaire d’un personnage, lui aussi figurant, issu du réel (Jean Boyer Ressès).Au départ, j’avais choisi Jean comme les autres personnages-clin-d’œil qui devaient figurer dans la petite présentation du jardin prévue au début du film. Il est devenu un personnage à part entière, lorsque j’ai compris qu’il pouvait être l’intermédiaire entre le monde du réel (celui du jardin, où il nourrit habituellement les oiseaux) et le monde merveilleux du conte. Peut-être même que, grâce à lui et aux mouettes, mon histoire deviendrait aussi réelle que ce document de présentation ou que celui-ci se colorerait de la fiction du film. En tout cas, Jean Boyer devait me permettre d’effacer la dissemblance entre la réalité et la fiction.
C’est dans cette optique que j’ai également choisi quelques autres figurants pour cette partie de présentation du jardin. J’avais remarqué qu’un certain nombre de personnes entretenaient quotidiennement avec ce lieu un rapport de travail ou de plaisir et qu’ils pouvaient représenter, comme Jean Boyer, un aspect intéressant de ce jardin, qui est au centre du film. Je voulais présenter le jardin du Luxembourg. C’est un peu en reporter que j’ai abordé ce prélude du film. Il m’a fallu choisir ces figurants, au cours de nombreuses promenades au jardin. Je repérais leurs habitudes et les prévenais de mon intention de les filmer, pour les intégrer. En fait, j’ai bien sûr filmé beaucoup plus de personnages qu’il n’en apparaîtra finalement dans cette courte présentation du jardin. C’est en partie au montage qu’ils se sont imposés, en relation avec l’histoire de La momie à mi-mots. Ceci, encore une fois, pour que l’on ne fasse pas trop la différence entre le réel et la fiction.
C’est ainsi que j’ai désiré montrer, à un rythme rapide, certains aspects du jardin: par exemple, une femme, sorte de double de Jean Boyer, qui presque tous les après-midis, nourrissait les moineaux et les pigeons. Quand elle se déplaçait dans le jardin, elle était suivie par tous ses petits amis volatiles.
Non loin de l’endroit où je lui ai demandé de se placer pour le film, se réunissent, pour jouer aux cartes et aux échecs, à ciel ouvert, un groupe de personnes, assises sur les chaises vertes du jardin.
Près de là jouait tout aussi régulièrement à la pétanque un groupe du troisième âge, devant l’une des bicoques en bois, colorées par les nombreux jouets destinés aux enfants.
Ce qui a retenu encore mon attention c’est, devant l’une de ces baraques et de sa vendeuse, l’éternel ânier et sa charrette d’enfants, tirée par des ânes et suivie par le ramasseur de crottes avec sa pelle et sa poubelle.
Bien sûr, il me fallait absolument avoir dans cette première partie de présentation le légendaire très vieux manège en bois du jardin, car le thème du manège reviendrait en leitmotiv dans les séquences suivantes.
De même, j’ai pensé qu’il fallait introduire la séquence finale, où les enfants mettent à l’eau les bateaux, dans le bassin de la fontaine Carpeaux, par la vision, au début du film, de ces mêmes petits bateaux colorés dans le bassin octogonal, au centre du jardin. Ce sont ces bateaux qui m’avaient d’ailleurs donné l’idée de les utiliser comme accessoires indispensables aux enfants, dans la scène suivant la résurrection de Carolyn.
Pour compléter ce petit état des lieux, la vendeuse de barbe à papa (également propriétaire des bateaux) a accepté d’enrouler les filaments de sucre blanc pour le film. Qui plus est, la barbe à papa préfigurait pour moi la scène de momification, dans laquelle les mages enrouleraient le coton blanc, beaucoup plus tard, autour de Carolyn morte.
Enfin les ouvriers, creusant un trou avec leurs pelles, représentaient l’effort constant d’entretien du jardin, et étaient pour moi une double métaphore: celle des efforts à venir de mon héroïne (qui devait creuser très profondément en elle); celle du travail peut-être pénible, que j’avais moi-même à faire pour réaliser le film.
Ce sont donc, en grande partie, les petits métiers du jardin qui m’ont permis de présenter le décor de mon film. J’ignorais encore la durée de cette présentation qu’il me faudrait déterminer patiemment au montage.
J’ai depuis continué, mais en vidéo, à filmer régulièrement le jardin. Tous les jours où je m’y promène, je vidéographie quelques scènes, quelques angles insolites, quelques lumières nouvelles pour moi, le passage des saisons, les habitudes des habitués, les touristes et les œuvres d’art qui composent ce lieu central d’inspiration, près duquel j’ai la chance d’habiter. Je constitue ainsi une sorte de carnets de notes ou de croquis. Je me lève aussi de bonne heure pour regarder et prendre en vidéo la course des "anges-joggers", dans les brouillards de l’hiver ou dans les rosées printanières. Cette petite introduction à La momie à mi-mots a finalement pris des proportions plus grandes, et donnera peut-être, un jour matière à une vidéo entièrement consacrée au jardin du Luxembourg: documentaire "ethnographique" qui, sans doute, ne sera plus qu’une fresque-fiction, animée de moments évanouis, reconstituée par la magie de cette technique. Elle aura été cadrée pour toujours au sein de ma petite "caméra-stylo", fille de Vertov, mais (hélas ou heureusement) en vidéo. Je sais que les tous premiers courts-métrages de J.L. Godard et de François Truffaut ont été tournés dans ce jardin. Il a constitué très certainement un centre pour eux, il a été important pour la Nouvelle Vague. Je sais aussi qu’une séquence de La Punition de Jean Rouch a été tournée au bord du bassin du Luxembourg.
Mais mon travail sur le Luxembourg est aussi né de ma fascination pour la fresque pointilliste d’Henri Martin, dans le hall d’entrée de la mairie du cinquième arrondissement, et pour quelques très beaux textes: les descriptions du jardin du Luxembourg dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke (en particulier le vendeur de journaux aveugle, qui passe dans le jardin "comme l’aiguille d’une montre, comme le temps" 110); l’hommage poétique de Joseph Brodsky à Marie Stuart, reine de pierre:
"À mi chemin de ma route sur terre dans le jardin du Luxembourg, je suis venu regarder les cheveux pétrifiés et chenus des maîtres à penser, des gloires littéraires. Des dames et messieurs marchent dans la poussière, un gendarme bleuit dans le vert, moustachu, et le bruit des jets d’eaux se mêlent aux cris aigus des enfants..." 111
110 Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Bridge, Seuil Points 1980, page 181.
111 Joseph Brodsky, "Vingt sonnets à Marie Stuart", Poèmes, 1961-1987, Gallimard, 1988, page 151.