" La momie à mi-mots": Un essai cinématographique.
Genèse d’un film.
IV. 3. c. La "boucherie" - la projection dans la grande salle de la cinémathèque française - 28 novembre 1992
C’est au cours de l’un des séminaires du samedi matin, qu’animent Xavier de France et Jean Rouch, que le troisième montage de La momie à mi-mots fut présenté, précédé par deux petits films féeriques de Méliès. Ces deux films étaient muets, comme le mien, et Jean Rouch avait pensé qu’ils pourraient introduire, d’une façon féconde, mon travail. De mon côté, je craignais que les spectateurs ne puissent supporter plus de deux heures de projection muette.
Je dois avouer que je ne me sentis pas très bien, avant et pendant les premiers trois quarts d’heure de la projection du film. C’est seulement vers la fin, après la résurrection de Carolyn, en voyant que personne n’avait encore quitté la salle, que je repris mes esprits et commençai à dissiper mes craintes pour m’intéresser aux images projetées, comme s’il s’agissait d’un film appartenant à un tiers. D’ailleurs, une fois projeté en public, ce film appartenait tout autant aux autres spectateurs qu’à moi. Je n’avais été que l’instrument de ce travail et, comme tel, je devais être jugé.
Heureusement, Jean Rouch présenta mon travail comme un "work in progress, un travail en cours, qui avait demandé un effort considérable". Il a ajouté que "dans le domaine de l’imaginaire, il a été difficile d’aller plus loin que ce qui avait été fait là". Je me sentis rassuré par ces bonnes paroles.
Il demanda s’il y avait des questions. J’ajoutai que je serais heureux de savoir, avant de passer à la sonorisation du film, à quels moments certains spectateurs s’étaient ennuyés.
La première des questions fut un peu méchante, tant je croyais évident que ce film s’adressait à tous: "Pour qui ce film avait-il été fait?", me demanda quelqu’un. Je répondis que je l’avais fait pour un public très divers, enfants et adultes.
La seconde intervention fut une intervention d’ordre technique, relative à la séquence de la mort. Une personne, située au premier rang, avait été gênée par la caméra portée, et par les effets de girations, autour de Carolyn agonisante. Elle avait été désagréablement impressionnée par cette séquence, pendant laquelle la caméra bougeait, et tournoyait tout le temps. Jean Rouch lui dit que cela venait aussi du fait qu’elle s’était mise trop près de l’écran, et il posa la question aux spectateurs situés plus loin, qui n’avaient pas éprouvé le même sentiment que cette femme. Pour ma part, je retins cette gêne, car il me paraît important que le film soit aussi fait pour les gens du premier rang, et je me promis d’en tenir compte pour le nouveau montage, précédant la sonorisation du film.
Germaine Dieterlin intervint pour parler des cerfs-volants. Elle me demanda pourquoi j’avais jugé nécessaire de mettre la séquence où l’un d’eux était tombé dans l’arbre, et restait prisonnier dans les branches. Je répondis qu’il me semblait important qu’un vol de cerfs-volants de cette taille n’apparaisse pas comme une chose qui allait de soi. Placée avant la résurrection, cette scène devait également donner l’idée qu’une résurrection n’était pas une chose facile, et que le danger de la chute était toujours présent.
Une personne intervint pour dire qu’elle avait particulièrement aimé les séquences vidéos comportant des effets spéciaux, au moment des visions de Carolyn, mais qu’elle trouvait que ce passage un peu trop long. Jean Rouch rappela qu’il s’agissait d’une version encore muette, et que, peut-être, avec la musique, cela paraîtrait moins long. Je retins la remarque de ce spectateur comme importante (dans le quatrième montage, je réussis à raccourcir ces "visions vidéos kinescopées").
Une autre intervention portait sur le coût du film: Jean Rouch souligna que ce film avait été fait avec, au départ, une seule petite subvention du G. R. E. C. . Je rectifiai pour dire qu’une centaine d’entreprises et d’organismes s’étaient joints à cette opération, ce qui rassura l’assemblée. Il paraissait évident, pour tous, que la seule petite subvention du G. R. E. C. n’aurait pas pu donner lieu à un tel travail. J’affirmai cependant que, sans celle-ci, je n’aurais pas trouvé la force de chercher les autres, et que le G. R. E. C. avait été, avec l’aide d’Udnie, le véritable moteur financier et spirituel de cette aventure. Jean Rouch eut la gentillesse de souligner qu’il fallait aussi une bonne santé pour réaliser un travail pareil, et dit que c’était la preuve que, quand on le voulait vraiment, on pouvait réussir à réaliser un film. Il en profita pour citer La momie à mi-mots, à titre d’exemple d’un travail d’étudiant, aux étudiants présents de la F. E. M. I. S. ou de l’université de Paris X, qui suivaient son séminaire. Il espérait ainsi les inciter à faire eux-mêmes des films.
On me demanda quelques explications sur les aides en nature que j’avais reçues. Je donnai en exemple la réalisation des cerfs-volants: j’avais réalisé la vidéo Carte de France Linoléum, pour le cinquantenaire de l’I. G. N. , et c’était ainsi que j’avais obtenu l’ensemble des cartes du monde. J’avais demandé ensuite, à une entreprise, de plastifier ces cartes une fois peintes et décorées. Puis, je décrivis comment l’entreprise de Pierre Fabre - cerfs-volants avait conçu et construit les cerfs-volants gratuitement. Ma seule dépense, en dehors de ma dépense d’énergie sur trois semaines de travail, avait été l’achat des matériaux utiles à la construction des cerfs-volants.
Je citai aussi l’exemple récent de l’entreprise Kinécolor, qui avait accepté de kinescoper les séquences vidéos.
Je mentionnai également le patron de la Closerie des Lilas qui avait accepté de nourrir toute l’équipe, pendant une partie du tournage.
Je soulignai ainsi que le film avait été fait avec beaucoup plus de bonne volonté qu’avec de l’argent, et qu’il avait été fait en grande partie avec des bouts de chandelles .
Une personne intervint pour dire qu’elle avait un peu perdu le fil conducteur du film, entre la momification et la résurrection. En fait, elle avait bien compris toute la première partie et la dernière, mais elle s’était un peu perdue dans la seconde. Je dus lui expliquer mes intentions de montage, mais je retins, encore une fois, cette remarque, comme vraiment importante pour la suite de mon travail. C’est en partie à cause de cette intervention que je me décidai à retravailler, plus profondément, cette partie du film, au cours du quatrième montage. Je voulais trouver une plus grande unité qui permettrait, à tous les spectateurs, de comprendre que c’était grâce à l’œuvre des mages que Carolyn pouvait finalement ressusciter. Je compris aussi, au cours de l’échange avec cette personne, qu’il faudrait, peut-être, voir plus souvent réapparaître la momie, au cours de cette seconde partie.
On me demanda aussi si j’avais fait plusieurs prises avec Carolyn ou si je n’avais tourné qu’une fois. J’expliquai alors la méthode de travail que j’avais appliquée durant le tournage151.
À la fin des questions, Jean Rouch m’invita à écouter les commentaires de Xavier de France, qui furent très positifs dans l’ensemble: Xavier de France découvrait le film pour la première fois, comme la majorité des spectateurs présents. Il dit que, pour lui, ce n’était pas un film pour les enfants, mais qu’il avait pourtant un rapport intense avec l’enfance. Le film lui faisait songer à une vingtaine de magasins de bric à brac, de la fin du XIXème siècle. Il ajouta qu’il venait d’assister "à une leçon de cinéma pure" (ce qui me fit grand plaisir tout en étant peut-être exagéré). Il craignait que la sonorisation ne rende le film impur (ce que je ne pensais pas). Le film projeté muet avait, selon lui, permis une "magnifique matinée de cinéma": "on avait jamais vu ça, à Paris". Il souligna qu’il y avait dans le film tous les arts représentés, avec la présence de la danse, bien sûr, mais aussi de la peinture (peintre, cerfs-volants peints), de la sculpture (l’enfant Ecriture, cheval du Pont d’Iéna, Femme aux bras levés), de l’écriture (cape de mots), de la vidéo (les séquences d’Essen et de Lille), de la chorégraphie, de la mise en scène, des costumes, et de l’architecture (présente dans les décors). Il ajouta que l’on attendait, cependant, la musique avec impatience, mais que le film, avec ses rythmes, lui paraissait déjà comme une œuvre musicale. Il était heureux que l’on ait présenté, avant La momie à mi-mots, les deux films muets de Méliès, et m’assura que j’étais le digne rejeton de ce maître (ce qui me remplit de confusion). Enfin, il annonça à tous les spectateurs présents, qu’un jour ils pourraient dire "j’y étais" (à cette projection), "comme ce soldat, au cours d’une victoire de Napoléon". Je fus naturellement ému de toutes ces louanges.
J’espère que Xavier de France a pris du plaisir à venir voir mon travail. Mais je pense surtout que la plupart des gens qui m’ont fait des éloges, savaient à quel point ces encouragements sont importants pour un jeune débutant qui traverse de difficiles moments de doute.
Quelques jours après la projection, j’ai reçu une petite lettre de Pierre Lartigue, qui me fit grand plaisir:
"J’ai beaucoup aimé les images de votre film. La marche de Carolyn derrière les grilles du Luxembourg, le manège près de la Tour Eiffel, cette façon de filmer très près du mouvement, qui donne soudain à l’écran la beauté violente d’un Stella, le tournoiement des bateaux sur la Seine, le jeu de yo-yos sur la coupole de l’observatoire... Et tout particulièrement tout ce travail sur la courbe et le cercle qui fait la danse de votre caméra."
Il ajoutait aussi:
"vous avez riche matière et vous pouvez vous donner le plaisir merveilleux d’enlever, qui permet à la beauté profonde de s’imposer."
Il me souhaitait "des ciseaux impitoyables". C’est une formule dont je mesurerai, plus tard, le bien fondé.
L’un des principaux résultat de cette séance fut qu’un organisme, la Procirep, heureusement représenté ce matin-là par son délégué général, Jean Cottin, m’offrit à la fin de la séance la confirmation de sa contribution financière à la réalisation de La momie à mi-mots. Il m’accorda la subvention qu’il m’avait déjà laissée espérer, au cours d’une projection du premier bout à bout, dans la salle de montage d’Udnie, quelques mois auparavant. Pour que je puisse toucher la somme et la réinvestir intégralement dans mon film, qui en avait grandement besoin, il fallait toutefois qu’une société de production prenne le film en main.